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– À manger peut-être? questionna-t-elle. Uniquement si elle l'accompagnait. Mathilde déclina aimablement l'offre, il lui était interdit de s'asseoir dans la salle durant les heures de service. Lucas avait tout son temps, il n'avait pas faim et se proposait de l'inviter dans un autre lieu que celui-ci qu'il trouvait terriblement banal.

Mathilde était gênée, le charme de Lucas était loin de la laisser indifférente. Dans cette partie de la ville, l'élégance était aussi rare que dans sa vie. Elle détourna son regard alors qu'il la dévisageait de ses yeux diaphanes.

– C'est vraiment très gentil, murmura-t-elle.

Au même moment, elle entendit deux petits coups d'avertisseur.

– Je ne peux pas, répondit-elle à Lucas, je dîne justement avec une amie ce soir. C'est elle qui vient de klaxonner. Une autre fois peut-être?

Zofia entra, essoufflée, et se dirigea vers le bar où Mathilde avait repris sa place, et un semblant de contenance.

– Pardon, je suis en retard, mais j'ai eu une vraie journée de dingue, dit Zofia en se hissant sur l'un des tabourets du comptoir.

Une dizaine d'hommes appartenant aux équipes de nuit entrèrent à leur tour dans l'établissement, ce qui contraria beaucoup Lucas. L'un des dockers s'arrêta à la hauteur de Zofia, il la trouvait ravissante sans uniforme. Elle remercia le grutier de son compliment et se retourna vers Mathilde en levant les yeux au ciel. La jolie serveuse se pencha vers son amie pour lui demander de regarder discrètement le client à la veste noire, installé dans le box au fond de la salle.

– J’ai vu… laisse tomber.

– Tout de suite, les grands mots! chuchota Mathilde.

– Mathilde, ta dernière aventure en date a failli te coûter la vie, alors, cette fois-ci, si je peux t'éviter le pire… j'aimerais mieux!

– Je ne vois pas pourquoi tu dis ça?

– Parce que le pire, c'est justement ce genre-là!

– Quel genre?

– Le regard qui se veut ténébreux.

– Tu tires vite, dis donc! Je ne t'avais même pas entendue charger le revolver!

– Tu as mis six mois à te désintoxiquer de toutes les saloperies que ton barman d'O'Farrell (*Rue de San Francisco aux bars malfamés) te faisait généreusement partager avec lui. Tu veux ruiner ta seconde chance? Tu as un job, une chambre, et tu es «propre» depuis dix-sept semaines. Tu veux replonger tout de suite?

– Mon sang n'est pas propre, lui!

– Donne-toi un peu de temps et prends tes médicaments!

– Ce type a l'air gentil comme tout.

– Comme un crocodile devant un filet mignon!

– Tu le connais?

– Jamais vu!

– Alors pourquoi ce jugement hâtif?

– Fais-moi confiance, j'ai un don pour faire la part des choses.

La voix grave de Lucas souffla dans le creux de sa nuque et Zofia sursauta.

– Puisque vous avez préempté la soirée de votre délicieuse amie, soyez généreuse et acceptez une invitation commune à l'une des meilleures tables de la ville. On tient parfaitement à trois dans mon cabriolet!

– Vous êtes très intuitif, il n'y a pas plus généreux que Zofia! enchaîna Mathilde, pleine d'espoir que son amie soit accommodante.

Zofia se retourna avec l'intention de le remercier et de le congédier, mais elle fut aussitôt saisie par les yeux qui la dévisageaient. Tous deux se regardèrent longuement sans rien pouvoir se dire. Lucas aurait voulu parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Silencieux, il scrutait les traits de ce visage féminin aussi troublant qu'inconnu. Elle n'avait plus la moindre goutte de salive dans la bouche, elle chercha une boisson à tâtons, il posa sa main sur le comptoir. Un croisement de gestes maladroits fit glisser le verre, qui roula sur le tablier de zinc et se brisa au sol en sept éclats. Zofia se baissa pour ramasser avec précaution trois des morceaux de verre, Lucas s'agenouilla pour l'aider et s'empara des quatre autres. En se relevant ils ne se quittèrent toujours pas du regard.

Mathilde les avait observés tour à tour, elle intervint, agacée.

– Je vais balayer!

– Enlève ton tablier et allons-y, nous sommes tres en retard, répondit Zofia en détournant le regard.

Elle salua Lucas d'un signe de tête et entraîna sans ménagement son amie au-dehors. Sur le parking, Zofia pressa le pas. Après avoir ouvert la portière de Mathilde, elle s'installa à son tour et démarra en trombe.

– Mais qu'est-ce qui te prend? demanda Mathilde, interloquée.

– Rien du tout!

Mathilde fit pivoter le rétroviseur central.

– Regarde ta tête et reformule-moi ton rien du tout!

La voiture filait le long du port. Zofia ouvrit sa fenêtre, un air glacial envahit l'habitacle, Mathilde frissonna.

– Cet homme est terriblement grave! murmura Zofia.

– Je connaissais grand, petit, beau, gros, poilu, imberbe, laid, maigre chauve, mais grave, là je t'avoue que tu me sèches!

– Alors je te demande de me faire confiance, je ne sais même pas comment le dire moi-même. Il est triste et semblait si tourmenté… jamais je n'ai…

– Eh bien, c'est le candidat parfait pour toi qui raffoles des âmes en peine. Tu vas certainement nous faire une petite fracture du ventricule gauche!

– Ne sois pas caustique!

– Ça, c'est quand même le monde à l'envers! Je te demande un avis impartial sur un homme que je trouve craquant comme un petit Lu. Tu ne le regardes même pas, mais tu me le descends d'une fleche que Geronimo aurait pu tailler en personne. Et lorsque tu daignes enfin te retourner, tu colles tes yeux dans les siens comme une ventouse qui voudrait déboucher le lavabo de ma salle de bains. Mais, à part ça, je n'ai pas le droit d'être caustique!

– Tu n'as rien ressenti, Mathilde?

– Si, Habit Rouge si tu veux tout savoir, et comme on en trouve que chez Macy's (*Chaîne de grands magasins de luxe), côté élégance je pensais que c'était plutôt bon signe.

– Tu ne t'es pas rendu compte à quel point il avait l'air sombre?

– C'est dehors qu'il fait sombre, allume tes phares, on va avoir un accident!

Mathilde resserra le col de sa parka autour de sa nuque et ajouta:

– Bon, d'accord, sa veste était un peu sombre: mais coupe italienne en cashmere six fils, pardonne moi du peu!

– Ce n'est pas de ça que je te parle.

– Tu veux que je te dise? Je suis certaine que ce n'est pas le genre à porter n'importe quel caleçon.

Mathilde prit une cigarette et l'alluma. Elle ouvrit sa fenêtre et souffla une longue volute de fumée qui fila par la vitre ouverte.

– Quitte à mourir d'une pneumonie! Bon, je te le concède, il y a caleçon et caleçon!

– Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te dis! reprit Zofia, préoccupée.

– Tu imagines le trouble pour la fille de Calvin Klein de voir le nom de son père écrit en grosses lettres quand un homme se déshabille devant elle!

– Tu l'avais déjà vu? demanda Zofia, imperturbable.

– Peut-être au bar de Mario, mais je ne peux pas te le garantir. À cette époque les soirées où je voyais clair étaient plutôt rares…

– Mais tout ça c'est fini, c'est derrière toi maintenant, dit Zofia.

– Tu crois aux sensations de «déjà-vu»?

– Peut-être, pourquoi?

– Tout à l'heure, au bar… quand le verre lui a échappé des mains… j'ai vraiment eu l'impression qu'il tombait au ralenti.

– Tu as le ventre vide, je t'emmène dîner asiatique! acheva Zofia.

– Je peux te poser une dernière question?

– Bien sûr.

– Tu n'as jamais froid? demanda Mathilde.

– Pourquoi?

– Parce qu'avec un bâtonnet dans la bouche, je pourrais ressembler à un esquimau, ferme-moi cette vitre!

La Ford roulait vers l'ancienne chocolaterie de Ghirardelli Square. Au bout de quelques minutes de silence, Mathilde tourna le bouton de la radio et regarda la ville qui défilait. Au croisement de Colombus Avenue et de Bay Street, le port disparut de sa vue.

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