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– Ça, c'est un sous-entendu! Mon nénuphar vous a déplu?

– Bien au contraire! Je me suis sentie flattée que vous ne m'ayez pas fait livrer l'aquarium et la petite échelle avec! Allez, dépêchez-vous, elle a l'air accablé! C'est redoutable pour une femme de s'ennuyer à la table d'un homme, croyez-moi sur parole, je sais de quoi je parle.

Zofia tourna les talons, la porte du restaurant se referma derrière elle. Lucas haussa les épaules, avisa d'un coup d'œil la tablée que Zofia avait quittée et rejoignit son invitée.

– Qui était-ce? demanda la journaliste qui s'impatientait.

– Une amie.

– Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais elle avait l'air de tout, sauf de ça.

– Effectivement, vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas!

Tout au long du dîner, Lucas ne cessa de vanter les mérites de son employeur. Il expliqua qu'à l'encontre de toutes les idées reçues, c'était à Ed Heurt que la compagnie devait son formidable essor. Une fidélité excessive à son associé et sa modestie légendaire avaient amené le vice-président à se satisfaire du titre de numéro deux, car pour Ed Heurt seule comptait la cause. Pourtant, la vraie tête pensante du binome c'était lui, et lui seul! La journaliste pianotait d'une main agile sur le clavier de son ordinateur de poche. Hypocritement, Lucas la pria de ne pas faire état dans son article de certaines considérations qu'il lui avait livrées tout à fait confidentiellement et parce que ses yeux bleus étaient irrésistibles. Il se pencha pour lui servir un verre de vin, elle l'invita à lui confier d'autres secrets d'alcôve, à titre purement amical, bien entendu. Il rit aux éclats et ajouta qu'il n'était pas encore assez ivre pour cela. Ajustant la bretelle de son débardeur en soie sur le bord de son épaule, Amy demanda ce qui pourrait provoquer l'ivresse chez lui.

*

Zofia gravit les marches du perron à pas de loup. Il était tard, mais la porte de Reine était encore entrebâillée, Zofia la poussa doucement du doigt. Il n'y avait pas d'album posé sur le tapis, pas de coupelle à gâteaux, Miss Sheridan l'attendait assise dans son fauteuil. Zofia entra.

– Il te plaît ce jeune homme, n'est-ce pas?

– Qui ça?

– Ne fais pas l'idiote, celui du nénuphar, avec qui tu as passé la soirée!

– Nous n'avons pris qu'un verre. Pourquoi?

– Parce qu'il ne me plaît pas, voilà pourquoi!

– Je vous rassure, à moi non plus. Il est odieux.

– C'est bien ce que je dis, il te plaît!

– Mais non! Il est vulgaire, imbu et suffisant.

– Mon Dieu, elle est déjà amoureuse! s'exclama Reine en levant les bras au ciel.

– Alors vraiment pas! C'est quelqu'un de mal dans sa peau que je pensais pouvoir aider.

– C'est encore pire que ce que je croyais! dit Reine en levant à nouveau les bras.

– Mais enfin!

– Ne parle pas si fort, tu vas réveiller Mathilde.

– De toute façon, c'est vous qui ne cessez de me dire qu'il faut que j'aie quelqu'un dans ma vie.

– Ça, ma chérie, c'est ce que toutes les mères juives disent à leurs enfants… tant qu'ils sont célibataires. Le jour où ils leur ramènent quelqu'un à la maison, elles chantent la même chanson, mais elles mettent les paroles à l'envers.

– Mais, Reine, vous n'êtes même pas juive!

– Et alors?

Reine se leva et sortit le petit plateau du buffet; elle ouvrit la boîte en métal et déposa trois biscuits dans la coupelle argentée. Elle ordonna à Zofia d'en grignoter au moins un, et sans discuter, elle avait suffisamment souffert comme ça à l'attendre toute la soirée!

– Assieds-toi et raconte-moi tout! dit Reine en s'enfonçant dans son fauteuil.

Elle écouta Zofia sans l'interrompre, cherchant à comprendre les desseins de l'homme qui avait croisé sa route à plusieurs reprises. Elle fixa Zofia d'un regard inquisiteur et ne brisa le silence qu'elle s'était imposé que pour lui demander de lui tendre un morceau de galette. Elle n'en prenait qu'à la fin de ses repas, mais la circonstance justifiait l'assimilation immédiate de sucres rapides.

– Décris-le-moi encore, demanda Reine après avoir croqué un bout de sablé.

Zofia s'amusait beaucoup du comportement de sa logeuse. Vu l'heure tardive, elle aurait pu mettre un terme à cette conversation et se retirer, mais le prétexte était parfait pour savourer ces instants précieux où la caresse d'une voix se fait plus envoûtante que celle de la main. En répondant le plus sincèrement possible à son interlocutrice, elle se surprit de ne pouvoir attribuer la moindre qualité à celui qui avait partagé sa soirée, hormis peut-être un certain esprit où la logique semblait régner en maître.

Reine tapota tendrement le genou de Zofia.

– Cette rencontre n'est pas le fruit du hasard! Tu es en danger et tu ne le sais même pas!

La vieille dame se rendit compte que son intention avait échappé à Zofia; elle se cala profondément dans son fauteuil.

– Il est déjà dans tes veines, il ira jusqu'à ton cœur. Il y récoltera les émotions que tu y as cultivées avec tant de précautions. Puis il te nourrira d'espoirs. La conquête amoureuse est la plus égoïste des croisades.

– Reine, je crois vraiment que vous vous égarez!

– Non, c'est toi qui bientôt vas t'égarer. Je sais que tu me prends pour une vieille radoteuse, mais tu verras ce que je te dis. Chaque jour, chaque heure, tu te rassureras de tes résistances, de tes manières, de tes esquives, mais l'envie de sa présence sera bien plus forte qu'une drogue. Alors ne sois pas dupe de toi-même, c'est tout ce que je te demande. Il envahira ta tête, et rien ne pourra plus te délivrer du manque. Ni ta raison, ni même le temps qui sera devenu ton pire ennemi. Seule l'idée de le retrouver, tel que tu l'imagines, te fera vaincre la plus terrible des peurs: l'abandon… de lui, de toi-même. C'est le plus délicat des choix que la vie nous impose.

– Pourquoi me dites-vous tout ça, Reine?

Reine contempla dans la bibliothèque le dos de couverture de l'un de ses albums. Quelques lignes de nostalgie venaient de s'écrire dans ses yeux.

– Parce que ma vie est derrière moi! Alors ne fais rien ou fais tout! Pas de tricherie, pas de faux-semblant et, surtout, pas de compromis!

Zofia entrelaçait les franges du tapis entre ses doigts. Reine lui adressa un regard de tendresse et caressa ses cheveux.

– Bon, ne fais pas cette tête-là, il paraît que de temps en temps les histoires d'amour finissent bien! Allez, assez de mots usés, je n'ose même pas regarder ma montre.

Zofia referma doucement la porte et grimpa chez elle. Mathilde dormait d'un sommeil d'ange.

*

Les deux Margarita s'entrechoquèrent dans un tintement de cristal. Assis profondément dans le canapé de sa suite, Lucas se vanta de préparer ce cocktail comme personne. Amy porta le verre à sa bouche et acquiesça des yeux. D'une voix terriblement douce il confia être jaloux des grains de sel qui s'étaient abandonnés sur sa bouche. Elle les fit craquer entre ses dents et joua de sa langue, celle de Lucas glissa sur les lèvres d'Amy, avant de s'aventurer plus avant, bien plus avant.

*

Zofia n'alluma pas la lumière. Elle traversa la pièce dans la pénombre pour se rendre jusqu'à la fenêtre qu'elle fit coulisser doucement. Elle s'assit sur le rebord et regarda la mer ourler les côtes. Elle emplit ses poumons des embruns que la brise océane soufflait sur la ville et regarda le ciel, songeuse. Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel.

Il y eut un soir, il y eut un matin…

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