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Soudain, entre les arbres, nous vîmes une orange… Oui, une tache colorée semblable à des fragments de son écorce éparpillés sur la neige entre les troncs et les branches noires. Ce fut Samouraï – il était presbyte – qui cria:

– Mais c'est un tigre!

Et dès que le mot fut prononcé, les fragments de l'écorce se rassemblèrent en un corps de puissant félin.

– Un tigre d'Oussouri, souffla Outkine avec admiration.

Le tigre était là, à deux cents mètres du train, et semblait nous dévisager calmement. Il traversait probablement la voie à cet endroit chaque matin, et il devait être très étonné de voir notre train flambant neuf qui bouleversait ses habitudes de maître de la taïga.

Le train s'ébranla et nous crûmes discerner la tension immédiate des muscles de ce corps royal prêt à faire un long saut pour éviter le danger…

Il n'y eut plus d'arrêt jusqu'au bout. Nous ces-sâmes de nous inquiéter en comprenant que d'une escapade anodine notre voyage s'était depuis un bon moment transformé en une véritable aventure. Il fallait la vivre comme telle. Peut-être ce train fou ne s'arrêterait-il jamais?

La boussole d'Outkine indiquait à présent le sud. Le ciel s'embrumait peu à peu, les contours des collines devenaient flous. Et le goût du vent qui s'engouffrait dans la fenêtre baissée échappait à toute définition: tiède? humide? libre? fou?

Son parfum singulier se renforçait, s'épaississait. Et, comme si la locomotive finissait par se lasser de lutter contre ce flux de plus en plus dense, comme si les wagons neufs s'enlisaient dans cette coulée odorante, le train ralentit, longea quelque banlieue insignifiante, puis un long quai, et enfin s'arrêta.

Nous descendîmes au milieu d'une ville inconnue. Avec notre flair sauvage nous suivions l'avenue remplie à ras bords par ce souffle puissant que nous avions déjà distingué dans le wagon. Nous voulions maintenant parvenir à sa source. Il y eut d'abord l'entassement de bâtisses laides et basses, d'entrepôts aux portes bâillantes, puis les flèches noires des grues…

Et soudain ce fut le bout du monde!

L'horizon disparut dans la brume radoucie. La terre se coupa à quelques pas devant nous. Le ciel commençait à nos pieds.

Nous nous arrêtâmes au bord du Pacifique. C'était son souffle profond qui avait immobilisé notre train…

Nous avions accompli le même parcours fabuleux que les cosaques d'antan. Et comme eux, nous restâmes silencieux un long moment en aspirant la senteur iodée des algues, en essayant de concevoir l'inconcevable.

Désormais, le sens de notre voyage nous apparaissait clairement. Ne pouvant pas atteindre l'Occident de nos rêves, nous avions rusé. Nous avions marché vers l'est, jusqu'à sa limite extrême. Oui, jusqu'à cet Extrême-Orient, où l'est et l'ouest se rencontrent dans l'abîme brumeux de l'océan. Inconsciemment, nous avions employé l'astuce asiatique des tigres d'Oussouri: pour confondre le chasseur qui suit leurs traces, ils font un grand cercle à travers la taïga et, à un moment, ils se retrouvent derrière leur poursui vant…

C'est ainsi que, feignant de fuir l'Occident inaccessible, nous nous retrouvâmes dans son dos.

Nous tendîmes la main vers la vague qui murmurait sous les galets. L'eau avait un goût âpre, salé. Nous riions en léchant nos doigts…

La ville, face à l'immensité de l'océan, paraissait presque petite. Elle ressemblait à toutes les villes moyennes de l'Empire, à Nerloug, par exemple: les mêmes rangées de maisons en préfabriqué, les mêmes noms de rues – avenue Lénine, place d'Octobre -, les mêmes slogans sur les bandes de calicot rouge. Mais il y avait le port et le quartier voisin…

C'est ici que la présence de l'Occident se devinait le mieux. D'abord, les navires. Ils surplombaient de leur énormité blanche l'agitation des quais, les amoncellements de caisses, les bâtisses des entrepôts. Nous renversions la tête pour lire leur nom, pour admirer le jeu des fanions multicolores.

La foule des rues portuaires n'avait rien à voir avec la triste galerie de visages qu'on rencontrait à Nerloug. Les manteaux clairs des femmes, souriantes, jeunes, les vestes noires des matelots dont les yeux vifs se rassasiaient du fourmillement des choses et des êtres après le désert brumeux de l'océan. De temps en temps, on entendait des bribes de répliques en langues étrangères. Nous nous retournions: c'était tantôt le visage aux yeux bridés d'un Japonais, tantôt la barbe blonde d'un Scandinave. Bien sûr, il n'était pas rare de voir un panneau appelant le peuple à augmenter la productivité du travail, ou à s'élancer vers la victoire finale du communisme. Mais ici, cela n'avait d'autre valeur que celle d'un éclat de couleur dans le tableau vivant du quartier…

Parmi ces femmes marchant la tête nue, ces marins avec leur veste courte et leur béret aux bandes noires battant au vent, parmi ces étrangers avec leurs vêtements élégants et légers, nous nous sentions de vrais extraterrestres. Nos touloupes de mouton, nos grosses chapkas de fourrure ébouriffées, nos épaisses bottes de feutre indiquaient que nous venions du fond de l'hiver sibérien. Mais, étrangement, nous n'éprouvions aucune gêne. Nous avions tout de suite deviné l'âme hospitalière de ces rues. Elles accueillaient les gens venus des coins les plus exotiques du globe, des gens que rien ne pouvait surprendre. Et nous marchions au milieu de la foule animée, nous aspirions le vent iodé du grand large… Nous n'étions plus nous-mêmes!

Nous étions nos doubles de rêve: Amant, Guerrier, Poète.

Mon regard, tel celui d'un épervier, interceptait au vol de rapides coups d'œil féminins jetés dans notre direction. Samouraï s'avançait fièrement, un fin sourire aux lèvres, un reflet de fatigue dans les yeux – un soldat après une éphémère victoire dans une guerre infinie. Quant à Outkine, il se rendait compte que, pour la première fois, personne ne remarquait sa façon de marcher. Car on ne pouvait avancer autrement dans ces rues – le vent ouvrait les pans des manteaux clairs des femmes, agitait les larges pantalons des marins, faisait tituber les étrangers. Outkine pointait son épaule vers le ciel et c'était très naturel, tous les passants avaient l'impression de s'envoler, emportés par le vent du Pacifique. En plus, il y avait tant de choses à voir qu'on s'arrêtait tout le temps. Outkine savait déjà apprécier ces haltes où sa démarche boiteuse disparaissait… Mais dans ces rues, il était inutile de la cacher – au contraire, son pied mutilé devenait le signe d'un passé personnel unique dans le bouillonnement théâtral de la foule…

– Ça serait bien d'acheter à bouffer, osa proposer enfin le Poète.

– Il me reste quatorze kopecks, dit l'Amant. Une miche de pain pour trois, ça suffira.

Le Guerrier se taisait. Puis, sans rien nous expliquer, il se dirigea vers l'un des tourbillons humains au milieu de la petite place. On voyait les gens échanger des paquets, examiner des vêtements, des chaussures. Un marché portuaire. Samouraï se perdit dans la foule pour quelques minutes, puis réapparut, souriant.

– On va déjeuner au restaurant, nous annonça-t-il.

Les questions étaient inutiles. Nous savions que Samouraï venait de vendre son «rhinocé ros», une pépite d'or dont une aspérité faisait penser à la corne de cet animal, une grande pépite, de la taille de l'ongle d'un pouce. Il nous avait toujours dit qu'il la gardait pour un cas exceptionnel…

Les serveurs nous regardèrent d'un air indécis, se demandant sans doute s'il fallait nous mettre à la porte ou nous tolérer. La mine résolue de Samouraï et son ton volontaire les subjuguèrent. On nous tendit la carte.

À table, nous parlions de Belmondo. Sans prononcer son nom, nous évoquions ses aventures comme si elles avaient été vécues par nos proches connaissances ou par nous-mêmes. La conversation, entre la causerie mondaine et un dialogue d'agents secrets, s'engagea.

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