Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Je me détachai avec effort du présentoir de journaux, fis quelques pas dans sa direction. Mais, involontairement, ma trajectoire s'incurva et, contournant les sièges, me repoussa vers le grand hall. Le cœur haletant, je me retrouvai devant le tableau des horaires. Le Transsibérien y était marqué en grandes lettres, et quelques trains locaux en plus petites.

Je ressentis soudain un minuscule reflet de cette infinie tristesse que la prostituée rousse devait éprouver chaque soir devant ce tableau. Les villes, les heures. Départs, arrivées. Et toujours cette unique voie 1. Oui, ces étranges trains qu'elle semblait manquer durant des semaines et des semaines. Et pourtant, elle se levait souvent, et consultait les horaires avec tant d'attention. Elle tendait l'oreille à chaque mot du haut-parleur enroué. Mais le train repartait sans elle…

Debout devant le tableau, je rassemblai mes forces avant de franchir le seuil de la petite salle. Je vérifiai si ma chapka était bien posée sur ma tête – de manière «adulte», inclinée vers une oreille et laissant échapper quelques boucles au-dessus des tempes. À la cosaque. Je tâtai dans ma poche le billet devenu moite sous ma paume en feu. Comme par malheur, je n'avais pas de billet de cinq roubles, mais un de trois enroulé autour de deux roubles en métal, je me disais que la rousse risquait de ne voir que cette boule verdâtre de trois roubles et me chasser d'un petit rire méprisant. Mais je ne pouvais pas non plus étaler devant elle tout mon trésor! Quant à essayer de l'échanger contre un seul billet, c'eût été me trahir tout de suite: n'importe quelle vendeuse aurait facilement deviné, pensais-je, à quel tarif correspondaient ces cinq roubles fatals.

Dans ma courte touloupe serrée à la taille par une ceinture de soldat – en cuir épais, avec une boucle en bronze portant une étoile bien astiquée – je ressemblais à n'importe quel jeune bûcheron. Mon âge devenait invisible sous cet accoutrement commun à tous les hommes du pays. En plus, j'avais des yeux de loup, gris, légèrement tirés vers les tempes. Ceux des enfants qui naissent avec des yeux d'adulte…

Je jetai le dernier regard sur l'heure du départ de quelque train inutile. Je me retournai. La porte vitrée de la petite salle concentra dans sa poignée toute mon angoisse et toute la fureur de mon désir. Derrière elle, un espace rempli à ras bord par le scintillement vermeil de son collier…

Je tirai la poignée. J'allai, cette fois sans détour, vers la femme rousse… J'étais à deux pas d'elle quand la lumière s'éteignit… Il y eut quelques criaillements apeurés de passagers dans le grand hall, quelques jurons, le piétinement d'un employé balayant l'obscurité de sa lampe.

Nous nous retrouvâmes sur le quai, elle et moi, sous les vagues blanches de la tempête. C'était le seul endroit plus ou moins éclairé. Par les feux du Transsibérien qui, s'étirant pesamment, se déversait dans la gare. Essoufflée et toute couverte de neige, la locomotive perça par son projecteur une longue colonne lumineuse dans la tourmente blanche. Les fenêtres des wagons jetèrent sur le quai des rectangles d'une lumière douce. Les tourbillons neigeux se ruèrent sur ces rectangles jaunes comme des papillons de nuit sur le halo d'un réverbère.

Déjà, les rares passagers qui devaient prendre le train à cette gare étaient montés dans leurs wagons. Déjà, ceux qui devaient descendre s'étaient noyés dans la tempête, dans les ruelles courbes de Kajdaï… Nous restions seuls, elle et moi. Voyageurs sans bagages, prêts à sauter sur le marchepied en entendant le sifflet? Ou parents improbables décidés à attendre jusqu'au bout? Jusqu'au tout dernier reflet du visage d'un proche emporté dans la nuit?

Nous sentions dans notre dos le regard du redoutable milicien Sorokine qui, le nez enfoui dans le large col de sa touloupe, faisait les cent pas sur le quai enneigé. Lui aussi attendait le sifflet du départ. Il semblait hésiter: aller coincer la Rousse et lui extorquer trois roubles, son impôt habituel, ou bien épingler ce jeune paysan, moi, le traîner dans un petit bureau enfumé pour s'amuser, un bout de nuit, à lui faire peur. Ce qui déconcertait cet homme obtus, engourdi, c'était notre couple. Conscients de la présence menaçante de ce gardien de la paix véreux, nous nous étions peu à peu rapprochés l'un de l'autre. A deux, nous devenions étrangement inattaquables. C'était surtout moi qui la protégeais. Oui, je protégeais cette grande femme vêtue d'un manteau d'automne qui lui cachait à peine les genoux. La main sur la boucle de la ceinture, je bombais la poitrine, en fixant le carré lumineux de la fenêtre qu'elle fixait, elle aussi. Le milicien ne parvenait pas à nous dissocier: et si ce jeune villageois était quelque neveu ou cousin de la Rousse?

La neige fraîche gardait l'empreinte de nos pas qui se rapprochaient imperceptiblement. Et derrière la fenêtre, dans un compartiment calfeutré, se laissait deviner une silhouette féminine. Les gestes calmes du soir. Le grand verre de thé chaud sur lequel on doit souffler longuement, le regard perdu dans cette tempête blanche qui fait crisser la vitre. Ce regard s'arrête distraitement sur deux ombres diffuses au milieu du quai désert. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien attendre là?

Le train, éveillé par le sifflet, s'ébranla et retira sous nos pieds le carré éclairé. La gare était toujours plongée dans l'obscurité. Notre couple n'avait plus que quelques instants à vivre…

C'est dans la lumière du tout dernier wagon que, brusquement, je retirai mes cinq roubles. Elle vit mon geste, eut un sourire un peu dédaigneux (sans doute avait-elle deviné le sens de mes allées et venues dans la salle d'attente) et inclina légèrement la tête. Je ne savais pas s'il s'agissait d'un refus ou d'une invite. Je la suivis quand même.

Nous marchâmes longtemps à travers les étroits sentiers, le long des haies recouvertes de neige. La tempête avait déjà déployé ses ailes en toute liberté et nous frappait au visage à pleine volée, nous coupant le souffle. Je marchais derrière la femme rousse qui retenait d'une main le fichu de laine noué sous son menton et rabattait de l'autre les pans de son manteau. Je voyais ses jambes qui se découvraient par moments et je ne comprenais plus rien, assourdi par le sifflement du vent, exténué par l'acuité du désir. «Où allons-nous? disait en moi une voix sourde, étrange. Et quel sens caché ont ces jambes très fortes, avec le début des cuisses pleines, et ces gros mollets serrés dans des bottes de cuir noires? Et ce corps en manteau trop léger? Qu'est-ce qui le lie à moi? Ce corps sous sa mince enveloppe de tissu, sa chaleur que je sentais déjà profondément pénétrer en moi… Pourquoi cette densité chaude et vivante sous ce ciel froid, au milieu des rues mortes?»

Nous piétinâmes longtemps à travers la ville noire et blanche. Et avancer dans la tempête, contre les rafales, ensommeille. Le crissement des pas, le chuchotement du vent qui glisse sous la fourrure de la chapka et murmure à l'oreille la plainte des flocons fondant sur le visage… À un moment, je sentis voler dans le vent l'odeur du cèdre brûlé, l'odeur du feu. Je levai la tête, je regardai la femme qui marchait devant moi. D'un regard tout autre. Il me sembla soudain qu'elle m'amenait dans une maison qui m'attendait depuis longtemps, et qui était ma vraie maison, et que cette femme m'était l'être le plus proche. Un être que je retrouvais miraculeusement sous cette tempête de neige.

C'était une isba au bout de la bourgade, une bâtisse tapie au fond d'une courette enneigée. La femme rousse – qui ne m'avait pas adressé un mot depuis la gare – sourit tout à coup et lança d'un ton presque joyeux, en montant sur le perron en bois:

– Nous voilà arrivés. Bienvenue au marin!

Cette voix eut une étrange résonance à cette frontière entre la fureur blanche de la tempête et l'intérieur noir de l'isba. Une réplique de quelque rituel qu'elle se mettait à exécuter, une fois la frontière franchie. C'est là où je devenais son homme, son client.

11
{"b":"101198","o":1}