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Comminges l’interrompit par un grand éclat de rire.

– Plaisantez-vous, mon cher capitaine, et me croyez-vous homme à quitter le lit de ma maîtresse de si bonne heure… à traverser la Seine, le tout pour faire des excuses à un morveux?

– Vous oubliez, Monsieur, que la personne dont vous parlez est mon frère, et c’est insulter…

– Quand il serait votre père, que m’importe? Je me soucie peu de toute la famille.

– Eh bien! Monsieur, avec votre permission, vous aurez affaire avec toute la famille. Et, comme je suis l’aîné, vous commencerez par moi, s’il vous plaît.

– Pardonnez-moi, monsieur le capitaine; je suis obligé, suivant toutes les règles du duel, de me battre avec la personne qui m’a provoqué d’abord. Votre frère a des droits de priorité imprescriptibles, comme l’on dit au Palais de Justice; quand j’aurai terminé avec lui, je serai à vos ordres.

– Cela est parfaitement juste! s’écria Béville, et je ne souffrirai pas, pour ma part, qu’il en soit autrement.

Mergy, surpris de la longueur du colloque, s’était rapproché à pas lents. Il arriva justement à temps pour entendre son frère accabler Comminges d’injures, jusqu’à l’appeler lâche, tandis que celui-ci répondait avec un imperturbable sang-froid:

– Après monsieur votre frère, je m’occuperai de vous.

Mergy saisit le bras de son frère:

– George, dit-il, est-ce ainsi que tu me sers, et voudrais-tu que je fisse pour toi ce que tu prétendais faire pour moi? Monsieur, dit-il en se tournant vers Comminges, je suis à vos ordres; nous commencerons quand vous voudrez.

– À l’instant même, répondit celui-ci.

– Voilà qui est admirable, mon cher, dit Béville en serrant la main de Mergy. Si je n’ai aujourd’hui le regret de t’enterrer ici, tu iras loin, mon garçon.

Comminges ôta son pourpoint et défit les rubans de ses souliers, pour montrer par là que son intention était de ne pas reculer d’un seul pas. C’était une mode parmi les duellistes de profession. Mergy et Béville en firent autant; le capitaine seul, n’avait pas même jeté son manteau.

– Que fais-tu donc, George, mon ami? dit Béville; ne sais-tu pas qu’il va falloir en découdre avec moi? Nous ne sommes pas de ces seconds qui se croisent les bras pendant que leurs amis se battent, et nous pratiquons la coutume d’Andalousie.

Le capitaine haussa les épaules.

– Tu crois donc que je plaisante? Je le jure sur ma foi qu’il faut que tu te battes avec moi. Le diable m’emporte si tu ne te bats pas!

– Tu es un fou et un sot, dit froidement le capitaine.

– Parbleu! tu me feras raison de ces deux mots-là, ou tu m’obligeras à quelque…

Il levait son épée, encore dans le fourreau, comme s’il eût voulu en frapper George.

– Tu le veux, dit le capitaine; soit.

En un instant il fut en chemise.

Comminges, avec une grâce toute particulière, secoua son épée en l’air, et d’un seul coup fit voler le fourreau à vingt pas. Béville en voulut faire autant; mais le fourreau resta à moitié de la lame, ce qui passait à la fois pour une maladresse et pour un mauvais présage. Les deux frères tirèrent leurs épées avec moins d’apparat, mais ils jetèrent également leurs fourreaux, qui auraient pu les gêner. Chacun se plaça devant son adversaire, l’épée nue à la main droite et le poignard à la gauche. Les quatre fers se croisèrent en même temps.

George le premier, par cette manœuvre que les professeurs italiens appelaient alors liscio di spada è cavare alla vita [52], et qui consiste à opposer le fort au faible, de manière à écarter et à rabattre l’arme de son adversaire, fit sauter l’épée des mains de Béville, et lui mit la pointe de la sienne sur la poitrine; mais au lieu de le percer, il baissa froidement son arme.

– Tu n’es pas de ma force, dit-il, cessons; n’attends pas que je sois en colère.

Béville avait pâli en voyant l’épée de George si près de sa poitrine. Un peu confus, il lui tendit la main, et tous les deux, ayant planté leurs épées en terre, ne pensèrent plus qu’à regarder les deux principaux acteurs de cette scène.

Mergy était brave et avait du sang-froid. Il entendait assez bien l’escrime, et sa force corporelle était bien supérieure à celle de Comminges, qui paraissait d’ailleurs se ressentir des fatigues de la nuit précédente. Pendant quelque temps il se borna à parer avec une prudence extrême, rompant la mesure quand Comminges s’avançait trop, et lui présentant toujours à la figure la pointe de sa rapière, tandis qu’avec son poignard il se couvrait la poitrine. Cette résistance inattendue irrita Comminges. On le vit pâlir. Chez un homme si brave, la pâleur n’annonçait qu’une excessive colère. Il redoubla ses attaques avec fureur. Dans une passe, il releva avec beaucoup d’adresse l’épée de Mergy, et, se fendant avec impétuosité, il l’aurait infailliblement percé d’outre en outre sans une circonstance qui fut presque un miracle, et qui dérangea le coup: la pointe de la rapière rencontra le reliquaire d’or poli, qui la fit glisser et prendre une direction un peu oblique. Au lieu de pénétrer dans la poitrine; l’épée ne perça que la peau, et, en suivant une direction parallèle à la cinquième côte, ressortit à deux pouces de distance de la première blessure. Avant que Comminges pût retirer son arme, Mergy le frappa de son poignard à la tête avec tant de violence, qu’il en perdit lui-même l’équilibre et tomba à terre. Comminges tomba en même temps sur lui: en sorte que les seconds les crurent morts tous les deux.

Mergy fut bientôt sur pied, et son premier mouvement fut de ramasser son épée, qu’il avait laissé échapper dans sa chute. Comminges ne remuait pas. Béville le releva. Sa figure était couverte de sang; et, l’ayant essuyée avec son mouchoir, il vit que le poignard était entré dans l’œil et que son ami était mort sur le coup, le fer ayant pénétré sans doute jusqu’à la cervelle. Mergy regardait le cadavre d’un œil hagard.

– Tu es blessé, Bernard, dit le capitaine en courant à lui.

– Blessé! dit Mergy; et il s’aperçut alors seulement que sa chemise était toute sanglante.

– Ce n’est rien, dit le capitaine, le coup a glissé.

Il étancha le sang avec son mouchoir, et demanda celui de Béville pour achever le pansement. Béville laissa retomber sur l’herbe le corps qu’il tenait, et donna sur-le-champ son mouchoir ainsi que celui de Comminges, qu’il alla prendre dans son pourpoint.

– Tudieu! l’ami; quel coup de poignard! Vous avez là un furieux bras! Mort de ma vie! que vont dire messieurs les raffinés de Paris, si de la province leur viennent des lurons de votre espèce? Dites-moi, de grâce, combien de duels avez-vous eus déjà?

– Hélas! répondit Mergy, voici le premier. Mais, au nom de Dieu! allez secourir votre ami.

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[52] Froisser le fer et dégager au corps. Tous les termes d’escrime étaient alors empruntés à l’italien.

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