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Schaunard avait remarqué que son nouvel ami Colline et le jeune homme à grande barbe s'étaient salués.

– Vous connaissez ce monsieur? demanda-t-il au philosophe.

– Pas absolument, répondit celui-ci; seulement je le rencontre quelquefois à la bibliothèque. Je crois que c'est un homme de lettres.

– Il en a l'habit, du moins, répliqua Schaunard. Le personnage avec lequel discutait ce jeune homme était un individu d'une quarantaine d'années, voué au coup de foudre apoplectique, comme l'indiquait une grosse tête enfoncée immédiatement entre les deux épaules, sans la transition du cou. L'idiotisme se lisait en lettres majuscules sur son front déprimé, couvert d'une petite calotte noire. Il s'appelait M. Mouton, et était employé à la mairie du ive arrondissement, où il tenait le registre des décès.

– Monsieur Rodolphe! s'écriait-il avec un organe d'eunuque, en secouant le jeune homme qu'il avait empoigné par un bouton de son habit, voulez-vous que je vous dise mon opinion? Eh bien, tous les journaux, ça ne sert à rien. Tenez, une supposition: je suis un père de famille, moi, n'est-ce pas?… bon… Je viens faire ma partie de dominos au café. Suivez bien mon raisonnement.

– Allez, allez, dit Rodolphe.

– Eh bien, continua le père Mouton, en scandant chacune de ses phrases par un coup de poing qui faisait frémir les chopes et les verres placés sur la table. Eh bien, je tombe sur les journaux, bon… qu'est-ce que je vois? L'un qui dit blanc, l'autre qui dit noir, et pata ti et pata ta. Qu'est-ce que ça me fait à moi? Je suis un bon père de famille qui vient pour faire…

– Sa partie de dominos, dit Rodolphe.

– Tous les soirs, continua M. Mouton. Eh bien, une supposition: vous comprenez…

– Très-bien! dit Rodolphe.

– Je lis un article qui n'est pas de mon opinion. Ça me met en colère, et je me mange les sangs, parce que, voyez-vous, Monsieur Rodolphe, tous les journaux, c'est des menteries. Oui, des menteries! hurla-t-il dans son fausset le plus aigu, et les journalistes sont des brigands, des folliculaires.

– Cependant, Monsieur Mouton…

– Oui, des brigands, continua l'employé. C'est eux qui sont cause des malheurs de tout le monde; ils ont fait la révolution et les assignats; à preuve Murat.

– Pardon, dit Rodolphe, vous voulez dire Marat.

– Mais non, mais non, reprit M. Mouton; Murat, puisque j'ai vu son enterrement quand j'étais petit…

– Je vous assure…

– Même qu'on a fait une pièce au cirque, là.

– Eh bien, précisément, dit Rodolphe; c'est Murat.

– Mais qu'est-ce que je vous dis depuis une heure? s'écria l'obstiné Mouton. Murat, qui travaillait dans une cave, quoi! Eh bien, une supposition. Est-ce que les bourbons n'ont pas bien fait de le guillotiner, puisqu'il avait trahi?

– Qui? guillotiné! trahi! quoi? s'écria Rodolphe en empoignant à son tour M. Mouton par le bouton de sa redingote.

– Eh bien Marat…

– Mais non, mais non, Monsieur Mouton, Murat. Entendons-nous, sacrebleu!

– Certainement. Marat, une canaille. Il a trahi l'empereur en 1815. C 'est pourquoi je dis que tous les journaux sont les mêmes, continua M. Mouton en rentrant dans la thèse de ce qu'il appelait une explication. Savez-vous ce que je voudrais, moi, Monsieur Rodolphe? Eh bien, une supposition… je voudrais un bon journal… Ah! pas grand… Bon! Et qui ne ferait pas de phrases… Là!

– Vous êtes exigeant, interrompit Rodolphe. Un journal sans phrases!

– Eh bien, oui; suivez mon idée.

– Je tâche.

– Un journal qui dirait tout simplement la santé du roi et les biens de la terre. Car, enfin, à quoi cela sert-il, toutes vos gazettes, qu'on n'y comprend rien? Une supposition: moi je suis à la mairie, n'est-ce pas? Je tiens mon registre, bon! Eh bien, c'est comme si on venait me dire: Monsieur Mouton, vous inscrivez les décès, eh bien, faites ci, faites ça. Eh bien, quoi, ça? Quoi, ça? Quoi! ça? Eh bien, les journaux, c'est la même chose, acheva-t-il pour conclure.

– Évidemment, dit un voisin qui avait compris.

Et M. Mouton, ayant reçu les félicitations de quelques habitués qui partageaient son avis, alla reprendre sa partie de dominos.

– Je l'ai remis à sa place, dit-il en indiquant Rodolphe, qui était retourné s'asseoir à la même table où se trouvaient Schaunard et Colline.

– Quelle buse! dit celui-ci aux deux jeunes gens en leur désignant l'employé.

– Il a une bonne tête, avec ses paupières en capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un brûle-gueule merveilleusement culotté.

– Parbleu! Monsieur, dit Rodolphe, vous avez là une bien jolie pipe.

– Oh! J'en ai une plus belle pour aller dans le monde, reprit négligemment Schaunard. Passez-moi donc du tabac, Colline.

– Tiens! s'écria le philosophe, je n'en ai plus.

– Permettez-moi de vous en offrir, dit Rodolphe, en tirant de sa poche un paquet de tabac qu'il déposa sur la table.

À cette gracieuseté, Colline crut devoir répondre par l'offre d'une tournée de quelque chose.

Rodolphe accepta. La conversation tomba sur la littérature. Rodolphe, interrogé sur sa profession déjà trahie par son habit, confessa ses rapports avec les muses, et fit venir une seconde tournée. Comme le garçon allait remporter la bouteille, Schaunard le pria de vouloir bien l'oublier. Il avait entendu résonner dans l'une des poches de Colline le duo argentin de deux pièces de cinq francs. Rodolphe eut bientôt atteint le niveau d'expansion où se trouvaient les deux amis et leur fit à son tour ses confidences.

Ils auraient sans doute passé la nuit au café, si on n'était venu les prier de se retirer. Ils n'avaient point fait dix pas dans la rue, et ils avaient mis un quart d'heure pour les faire, qu'ils furent surpris par une pluie torrentielle. Colline et Rodolphe demeuraient aux deux extrémités opposées de Paris, l'un dans l'île-Saint-Louis, et l'autre à Montmartre.

Schaunard, qui avait complétement oublié qu'il était sans domicile, leur offrit l'hospitalité.

– Venez chez moi, dit-il, je loge ici près; nous passerons la nuit à causer littérature et beaux-arts.

– Tu feras de la musique, et Rodolphe nous dira de ses vers, dit Colline.

– Ma foi, oui, ajouta Schaunard, il faut rire, nous n'avons qu'un temps à vivre.

Arrivé devant sa maison que Schaunard eut quelque difficulté à reconnaître, il s'assit un instant sur une borne en attendant Rodolphe et Colline qui étaient entrés chez un marchand de vin encore ouvert, pour y prendre les premiers éléments d'un souper. Quand ils furent de retour, Schaunard frappa plusieurs fois à la porte, car il se souvenait vaguement que le portier avait l'habitude de le faire attendre. La porte s'ouvrit enfin, et le père Durand, plongé dans les douceurs du premier sommeil, et ne se rappelant pas que Schaunard n'était plus son locataire, ne se dérangea aucunement quand celui-ci lui eut crié son nom par le vasistas.

Quand ils furent arrivés tous trois en haut de l'escalier, dont l'ascension avait été aussi longue que difficile, Schaunard, qui marchait en avant, jeta un cri d'étonnement en trouvant la clef sur la porte de sa chambre.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Rodolphe.

– Je n'y comprends rien, murmura-t-il, je trouve sur ma porte la clef que j'avais emportée ce matin. Ah! Nous allons bien voir. Je l'avais mise dans ma poche. Eh! parbleu! la voilà encore! s'écria-t-il en montrant une clef.

– C'est de la magie!

– De la fantasmagorie, dit Colline.

– De la fantaisie, ajouta Rodolphe.

– Mais, reprit Schaunard, dont la voix accusait un commencement de terreur, entendez-vous?

– Quoi?

– Quoi?

– Mon piano, qui joue tout seul, ut, la mi ré do, la si sol ré. gredin de , va! Il sera toujours faux.

– Mais ce n'est pas chez vous, sans doute, lui dit Rodolphe, qui ajouta bas à l'oreille de Colline sur qui il appuya lourdement, il est gris.

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