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– Je le crois. D'abord, ce n'est pas un piano, c'est une flûte.

– Mais, vous aussi, vous êtes gris, mon cher, répondit le poëte au philosophe, qui s'était assis sur le carré. C'est un violon.

– Un vio… Peuh! Dis donc, Schaunard, bredouilla Colline en tirant son ami par les jambes, elle est bonne, celle-là! Voilà monsieur qui prétend que c'est un vio…

– Sacrebleu! s'écria Schaunard au comble de l'épouvante mon piano joue toujours; c'est de la magie!

– De la fantasma… gorie, hurla Colline en laissant tomber une des bouteilles qu'il tenait à la main.

– De la fantaisie, glapit à son tour Rodolphe.

Au milieu de ce charivari, la porte de la chambre s'ouvrit subitement, et l'on vit paraître sur le seuil un personnage qui tenait à la main un flambeau à trois branches où brûlait de la bougie rose.

– Que désirez-vous, messieurs? demanda-t-il en saluant courtoisement les trois amis.

– Ah! Ciel, qu'ai-je fait! Je me suis trompé; ce n'est pas ici chez moi, fit Schaunard.

– Monsieur, ajoutèrent ensemble Colline et Rodolphe, en s'adressant au personnage qui était venu ouvrir, veuillez excuser notre ami; il est gris jusqu'à la troisième capucine.

Tout à coup un éclair de lucidité traversa l'ivresse de Schaunard; il venait de lire sur sa porte cette ligne écrite avec du blanc d'Espagne:

«Je suis venue trois fois pour chercher mes étrennes.

«Phémie.»

– Mais si, mais si, au fait, je suis chez moi! s'écria-t-il; voilà bien la carte de visite que Phémie est venue me mettre au jour de l'an: c'est bien ma porte.

– Mon Dieu! Monsieur, dit Rodolphe, je suis vraiment confus.

– Croyez, monsieur, ajouta Colline, que de mon côté je collabore activement à la confusion de mon ami.

Le jeune homme ne pouvait s'empêcher de rire.

– Si vous voulez entrer chez moi un instant, répondit-il, sans doute que votre ami, dès qu'il aura vu les lieux, reconnaîtra son erreur.

– Volontiers.

Et le poëte et le philosophe, prenant Schaunard chacun par un bras, l'introduisirent dans la chambre, ou plutôt dans le palais de Marcel, qu'on aura sans doute reconnu.

Schaunard promena vaguement sa vue autour de lui, en murmurant:

– C'est étonnant comme mon séjour est embelli.

– Eh bien! Es-tu convaincu, maintenant? Lui demanda Colline.

Mais Schaunard ayant aperçu le piano, s'en était approché et faisait des gammes.

– Hein!, vous autres, écoutez-moi ça, dit-il en faisant résonner les accords… à la bonne heure! L'animal a reconnu son maître: si la sol, fa mi ré. Ah! Gredin de ! tu seras toujours le même, va! Je disais bien que c'était mon instrument.

– Il insiste, dit Colline à Rodolphe.

– Il insiste, répéta Rodolphe à Marcel.

– Et ça donc, ajouta Schaunard en montrant le jupon semé d'étoiles, qui était jeté sur une chaise, ce n'est pas mon ornement, peut-être! Ah! Et il regardait Marcel sous le nez.

– Et ça, continua-t-il, en détachant du mur le congé par huissier dont il a été parlé plus haut. Et il se mit à lire:

– «En conséquence, M. Schaunard sera tenu de vider les lieux et de les rendre en bon état de réparations locatives, le huit avril avant midi. Et je lui ai signifié le présent acte, dont le coût est de cinq francs.» Ah! Ah! Ce n'est donc pas moi qui suis M. Schaunard, à qui on donne congé par huissier, les honneurs du timbre, dont le coût est de cinq francs? Et ça encore, continua-t-il en reconnaissant ses pantoufles dans les pieds de Marcel, ce ne sont donc pas mes babouches, présent d'une main chère? à votre tour, monsieur, dit-il à Marcel, expliquez votre présence dans mes lares.

– Messieurs, répondit Marcel en s'adressant particulièrement à Colline et à Rodolphe, monsieur, et il désignait Schaunard, monsieur est chez lui, je le confesse.

– Ah! exclama Schaunard, c'est heureux.

– Mais, continua Marcel, moi aussi, je suis chez moi.

– Cependant, monsieur, interrompit Rodolphe, si notre ami reconnaît…

– Oui, continua Colline, si notre ami…

– Et si de votre côté vous vous souvenez que… ajouta Rodolphe, comment se fait-il…

– Oui, reprit Colline, écho, comment il se fait!…

– Veuillez vous asseoir, messieurs, répliqua Marcel, je vais vous expliquer le mystère.

– Si nous arrosions l'explication? Hasarda Colline.

– En cassant une croûte, ajouta Rodolphe.

Les quatre jeunes gens se mirent à table et donnèrent l'assaut à un morceau de veau froid que leur avait cédé le marchand de vin.

Marcel expliqua alors ce qui s'était passé le matin entre lui et le propriétaire, quand il était venu pour emménager.

– Alors, dit Rodolphe, monsieur a parfaitement raison, nous sommes chez lui.

– Vous êtes chez vous, dit poliment Marcel.

Mais il fallut un travail énorme pour faire comprendre à Schaunard ce qui s'était passé. Un incident comique vint encore compliquer la situation. Schaunard, en cherchant quelque chose dans le buffet, y découvrit la monnaie du billet de cinq cents francs que Marcel avait changé le matin à M. Bernard.

– Ah! J'en étais bien sûr! s'écria-t-il, que le hasard ne m'abandonnerait pas. Je me rappelle maintenant… que j'étais sorti ce matin pour courir après lui. À cause du terme, c'est vrai, il sera venu pendant mon absence. Nous nous sommes croisés, voilà tout. Comme j'ai bien fait de laisser la clef sur mon tiroir!

– Douce folie! murmura Rodolphe en voyant Schaunard qui dressait les espèces en piles égales.

– Songe, mensonge, telle est la vie, ajouta le philosophe.

Marcel riait.

Une heure après ils étaient endormis tous les quatre.

Le lendemain, à midi, ils se réveillèrent et parurent d'abord très-étonnés de se trouver ensemble: Schaunard, Colline et Rodolphe n'avaient pas l'air de se reconnaître et s'appelaient monsieur. Il fallut que Marcel leur rappelât qu'ils étaient venus ensemble la veille.

En ce moment le père Durand entra dans la chambre.

– Monsieur, dit-il à Marcel, c'est aujourd'hui le neuf avril mil huit cent quarante… il y a de la boue dans les rues, et S M. Louis-Philippe est toujours roi de France et de Navarre. Tiens! s'écria le père Durand en apercevant son ancien locataire. Monsieur Schaunard, par où donc êtes-vous venu?

– Par le télégraphe, répondit Schaunard.

– Mais dites donc, reprit le portier, vous êtes encore un farceur, vous!…

– Durand, dit Marcel, je n'aime pas que la livrée se mêle à ma conversation; vous irez chez le restaurant voisin, et vous ferez monter à déjeuner pour quatre personnes. Voici la carte, ajouta-t-il en donnant un bout de papier sur lequel il avait indiqué son menu. Sortez.

– Messieurs, reprit Marcel aux trois jeunes gens, vous m'avez offert à souper hier soir, permettez-moi de vous offrir à déjeuner ce matin, non pas chez moi, mais chez nous, ajouta-t-il en tendant la main à Schaunard.

À la fin du déjeuner, Rodolphe demanda la parole.

– Messieurs, dit-il, permettez-moi de vous quitter…

– Oh! Non, dit sentimentalement Schaunard, ne nous quittons jamais.

– C'est vrai, on est très-bien ici, ajouta Colline.

– De vous quitter un moment, continua Rodolphe; c'est demain que paraît l'Écharpe d'Iris, un journal de modes dont je suis le rédacteur en chef; et il faut que j'aille corriger mes épreuves, je reviens dans une heure.

– Diable! dit Colline, ça me fait penser que j'ai une leçon à donner à un prince indien qui est venu à Paris pour apprendre l'arabe.

– Vous irez demain, dit Marcel.

– Oh! Non, répondit le philosophe, le prince doit me payer aujourd'hui. Et puis je vous avouerai que cette belle journée serait gâtée pour moi, si je n'allais pas faire un petit tour à la halle aux bouquins.

– Mais tu reviendras? demanda Schaunard.

– Avec la rapidité d'une flèche lancée d'une main sûre, répondit le philosophe, qui aimait les images excentriques.

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