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À quelques mètres des deux hommes, David s'immobilisa. D'abord, ils ne lui prêtèrent aucune attention mais, après une dizaine de secondes, ils braquèrent simultanément leurs deux visages sur l'intrus qu'ils regardèrent avec mécontentement: Puis ils se retournèrent vers la mare. L'impression fut rapide, mais affolante, car David ne douta pas un instant de les reconnaître. Celui de gauche sous sa casquette militaire, avec sa moustache et ses yeux fous. Celui de droite, sous son képi, l'air ironique et hautain. On aurait cru… Ce devait être un jeu, un déguisement lié à la fête de l'Automne. Légèrement étourdi, l'Américain prononça, pour chasser son hallucination:

– Pardon, messieurs…

Le premier pêcheur fit volte-face vers David, et prononça en allemand, d'une voix rauque:

– Scheisse!

Un peu plus calme, le second pêcheur tendit à nouveau son visage allongé et considéra David avec consternation. Assez haut perchée, sa voix vibra solennellement pour demander:

– Laissez-nous tranquilles, s'il vous plaît!

La ressemblance était aberrante, mais elle ne faisait aucun doute. Devant David, avec leurs cannes à pêche, se tenaient un sosie très vieilli de Hitler – coiffé de sa casquette nazie – et une sorte de général de Gaulle parfaitement reconnaissable sous son képi à deux étoiles. Ils ne portaient pas de masques. Tout laissait croire qu'il s'agissait bien d'eux, sous leurs pardessus froissés. Les illustres vieillards n'avaient d'ailleurs pas l'air de plaisanter. Le héros de la Résistance française reprit la parole:

– Jeune homme, vous voyez bien que vous nous dérangez!

Avec son accent allemand et sa voix orageuse, le chancelier du Reich approuva:

– Franchement, fous n'afez rien à faire ici, rentrez chez fous.

David se demanda s'il était la proie d'une farce comme l'apparition de Claude Monet devant le jardin à Sainte-Adresse; sauf que ces deux hommes avaient bien des visages rabougris de centenaires. Toujours tournés vers l'intrus, ils entreprirent ensemble de raisonner David; et chacune de leurs phrases semblait précisément répondre à ses préoccupations du moment:

– L'Europe, l'Europe! Qu'est-ce que vous lui trouvez donc à l'Europe? s'indignait le Général.

– Europa ist fertig, reprenait Hitler.

– Vous courez après des chimères, mon vieux. Arrêtez de vous accrocher à votre idée de la France.

– Quand che pense que fotre mère fous attente à New York,

– Soyez raisonnable. Occupez-vous de vos histoires 1

Le chien regardait David sans broncher. Celui-ci ne trouvait aucune explication logique à la présence des deux personnages historiques, ni à leur discours, ni à leur connaissance précise de sa propre existence. Mais il comprenait le message.

– New York! mon vieux, dit de Gaulle.

– New York! mon fieu, répéta Hitler.

Un silence passa. Refusant de raisonner davantage, David décida d'accepter l'évidence et il s'écria, avec une soudaine énergie:

– Vous avez raison, messieurs. Il est temps de rentrer chez moi.

– Ach, prafo cheune homme! s'exclama le chancelier.

– Enfin un peu de jugeote dans cette cervelle conclut le Général d'une voix tremblante.

Puis, comme s'ils avaient accompli leur mission et refusaient de s'intéresser davantage à David, ils se retournèrent vers leurs cannes à pêche et agitèrent les bouchons au-dessus de l'eau, tandis que le jeune homme s'éloignait parmi les betteraves à sucre.

De retour chez Solange, il évita de décrire son hallucination qui le ferait passer pour fou. Mais, le soir même, il annonçait à son ami:

– Mon voyage est terminé. Je vais rentrer à New York début novembre.

Occupé à passer un chiffon à poussière sur les vieux livres, le Français s'immobilisa, l'air envieux:

– Moi aussi, j'aurais besoin de m'éloigner.

– Viens là-bas quelques jours, répondit David. C'est à moi de t'emmener en voyage.

11 PRÈS DU CIEL

Le ferry de Staten Island vogue vers Manhattan au soleil coucnant. Autour du navire, des goélands jaillissent de l'écume; ils planent un instant sous le nez des passagers, se laissent porter vers le ciel puis replongent dans les vagues salées.

Il est cinq heures. Des lumières dorées glissent lentement sur les immeubles de Wall Street. Sur le pont, un touriste harnaché d'un sac à dos – la trentaine, grand, dégarni, l'air d'un étudiant attardé – remarque un couple de compatriotes en train de parler français. Il s'approche et leur demande de le photographier; puis il s'appuie au bastingage et pose avec un large sourire devant les tours du World Trade Center. Après la prise de vue, les trois Français échangent des impressions sur l'Amérique. Le couple – deux bourgeois en retraite – vit depuis plusieurs années à Boston. Le célibataire vient aux États-Unis pour la première fois. Il affirme que New York lui fait beaucoup penser à Strasbourg. C'est le premier résultat de ses observations. L'élocution assez lente, il insiste sur ce rapprochement comme si, précisément, des images alsaciennes surgissaient quand il marche sur Broadway; comme si les buildings de Madison lui rappelaient des tavernes à colombage. Le couple reste souriant, aimable, un peu gêné:

– Strasbourg, vraiment?

– Ah oui, tout à fait Strasbourg, le style des maisons, les couleurs.

Il peine à préciser son idée mais paraît sincère. Son interlocuteur l'encourage:

– C'est intéressant, j'ai entendu toutes sortes de comparaisons, à propos de New York, mais jamais encore celle-là. Vous êtes de Strasbourg, peut-être?

– Non, non… Moi, je suis de Metz. Mais je vais assez souvent à Strasbourg, pour mon boulot. Et vraiment je retrouve exactement les mêmes impressions ici!

Quelques navires sont amarrés dans la rade, près du Verrazano Bridge. L'océan bleu et chaud clapote légèrement.

*

Allongé sur un transat, emmitouflé dans mon manteau, je contemple les crêtes et les pics de la ville jetés dans le désordre. Malgré son plan géométrique, New York pousse dans tous les sens au hasard. J'ai tout de suite aimé retrouver ce foutoir: dès le hall d'aéroport déglingué (non pas léché et prétentieux – comme ces aéroports européens qui ont besoin d'affirmer: «Nous sommes des aéroports modernes!» – mais usé comme un lieu de transit où se succèdent chaque jour des milliers de gens affairés); puis sur les autoroutes qui conduisent vers Manhattan, avec leurs nids-de-poule, leurs grillages troués protégeant des quartiers sans charme surplombés d'enseignes de pizzerias. L'Amérique se néglige dans son paysage emblématique: New York dressé comme un capharnaüm, avec ses faux temples grecs à frontons sculptés, ses tours de Metropolis, ses ponts métalliques, ses vieilles maisons de brique, ses entrepôts à l'abandon, ses quartiers flambant neufs, ses terrains vagues.

On dirait une chaîne de montagnes infinie dominée par quelques monts de verre rosé, des pics d'aluminium bleu, et partout des gouffres aussi extravagants que ceux de la croûte terrestre. Comme un randonneur arrivé sur l'aiguille, je goûte le soleil de cet après-midi d'automne, mollement affalé sur le toit d'un building. L'écho des klaxons remonte à travers les rues étroites; il rebondit dans le précipice, entre les parois d'immeubles, avant de parvenir jusqu'à mes oreilles, comme un message très doux où se concentre le mystère de ma propre histoire.

Voilà quarante ans qu'il m'accompagne, ce klaxon du taxi new-yorkais – avec son registre d'alto, son intonation nasale, sa matière molle mais insinuante. Voilà quarante ans qu'il me «prend la tête», par l'intermédiaire des séries télévisées, des poursuites policières sur l'écran cathodique. Cette sonorité m'est familière comme était familier, à l'enfant d'autrefois, le bruit de la rivière ou le cri du rémouleur. Sauf que l'enfant d'autrefois n'avait qu'à sortir dans sa rue pour voir le rémouleur. Quant à moi, je grandissais dans la fréquentation du klaxon new-yorkais, transmis par les ondes hertziennes au cœur d'une province française. Il arrivait sur la télé comme une image de la vie, assez différente de la réalité que je retrouvais quand je sortais dehors.

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