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Où les deux héros retournent au bord de la mer

David relut ces quelques lignes, rédigées d'une écriture régulière à l'encre bleue. Sous ses deux feuillets manuscrits, une liasse de feuilles vierges l'invitait à développer et argumenter sa réflexion, afin de rédiger les conclusions de son voyage en France.

Cherchant la suite, il tourna lentement son regard vers la fenêtre et contempla le paysage qui s'étendait sous ses yeux. À gauche, un pan de falaise blanche couverte de buissons rougeoyants scintillait dans la lumière d'automne. Au loin, sur le plateau, les prairies se resserraient autour d'un village dominé par un clocher d'ardoise. Cent mètres plus bas, la mer se refermait sur une plage de galets où l'eau verte s'étalait et se repliait comme un corps de méduse. Le ciel faisait varier indéfiniment la couleur liquide, perdue au loin dans les nuages. Des oiseaux blancs filaient tous dans la même direction. Installé à son bureau devant la fenêtre ouverte, David se sentait délicieusement bien. Retournant vers son papier, il biffa la dernière phrase et la remplaça par une autre: «La beauté demeure…» Une voix cria dans l'escalier:

– Le déjeuner est prêt. Dépêche-toi, ça va être froid!

Pourquoi son ami était-il aussi nerveux? La semaine dernière, celui-ci avait appelé pour l'inviter quelques jours au bord de la mer, dans la maison de Solange:

– Sa fille a mis la propriété en vente. Elle me propose d'y retourner une dernière fois avant le déménagement. Tu veux m'accompagner?

David avait hésité. Il trouvait triste, en plein automne, de fouler les souvenirs d'une amie morte au printemps dernier. Puis il songea que ce cadre serait favorable à son travail et il se rendit gare Saint-Lazare.

Dès les premiers kilomètres du voyage, il remarqua l'état fébrile où se trouvait son aîné, depuis la trahison de Cerise. Hypernerveux, le Français passa tout le voyage à téléphoner de son portable pour régler des affaires faussement urgentes. Evitant de déranger les passagers, il s'installait entre deux wagons, sur la plate-forme où il n'entendait rien, hurlait pour se faire comprendre et devait rappeler continuellement son interlocuteur. Les rêves de cinéma évoluaient vers un business fiévreux, aiguillonné par la crainte de perdre son emploi.

Le perron de la villa était couvert de feuilles mortes. Il fallut allumer le chauffage, faire du feu dans les pièces. En fin de journée, David aperçut son ami prostré dans la cabane du tennis. Il trouva cette image douloureusement poétique mais, pour se calmer, le Français passa la matinée suivante à bêcher, tailler les haies, nettoyer les massifs avec une ardeur démultipliée par la certitude de ne jamais revenir. Torse nu, suant, râlant, il s'adonnait à ce travail inutile dans le soleil d'octobre. David se demandait pourquoi cet homme de quarante ans glissait continuellement de l'euphorie à l'insatisfaction. Etait-ce l'âge?

Après déjeuner, il retourna vers son tas de bois au fond du jardin. Armé d'une scie, il commença à débiter des bûches. Content de sa matinée d'écriture, David, lui, décida de se promener jusqu'au village.

Des voitures étaient garées devant l'église. Dans les ruelles, des affiches placardées sur les murs annonçaient la «fête de l'automne» et son «bal champêtre». Guidé par le martèlement d'une sono, David déboucha place de la Mairie, dans la foule néo-paysanne rassemblée autour d'anciennes machines agricoles. Devant les batteuses à vapeur se tenaient quelques enfants vêtus de costumes traditionnels et plusieurs femmes en coiffes de dentelle, sous lesquelles on devinait leurs mèches décolorées à l'hypermarché voisin. Entre la pharmacie et la déchetterie, un camion-sono couvert d'enceintes acoustiques projetait sa musique puisée appuyée sur les temps forts. Une voix d'homme hurlait dans un micro:

– De la musique pour tous les goûts avec Paci-fico!

C'était en Normandie, peu avant l'an 2000. À l'intérieur du camion, ouvert comme une épicerie ambulante, le DJ torse nu dansait en manipulant ses platines. Coiffé d'une casquette de base-bail à l'envers, il agitait les bras en chantant le refrain. Des voitures s'accumulaient le long du lotissement EDF. Le public était encore rural et déjà banlieue, rêvant de Dallas dans les environs de Dieppe – récemment désenclavé par une bretelle autoroutière. Plusieurs familles parisiennes en week-end se joignaient à la danse; les parents suivaient les enfants. Quelques cultivateurs restaient sur le bord, perplexes.

Le bar se trouvait sous le préau de l'école. David commanda une bière tiède quand un groupe de handicapés mentaux déboula sur la piste. Poussés par leurs éducateurs, ils débarquaient d'un centre spécialisé des environs et rebondissaient deux par deux dans leurs costumes mal ajustés. Une petite femme trisomique en robe courte s'efforçait de suivre le martèlement des basses; elle agitait son buste en avant puis en arrière sur ses jambes arc-boutées; une autre levait les bras avec des mouvements mécaniques. «Au bal masqué, ohé ohé…», chantait la sono.

Surgissant du bar comme un tracteur à moitié ivre, un agriculteur entraîna sa femme par la main. Rond comme une barrique, il dressait sa tête rouge aiguisée par le vin et par le vent. Son double menton écarlate s'enfonçait dans un cou très large qui faisait éclater la chemisette blanche d'oùjaillis-saient les bras rosés, tels deux fabuleux jambons. La chemise s'enfonçait dans un pantalon du dimanche dilaté par les fesses et retenu par des bretelles. L'épouse suivait ses mouvements sans afficher d'expression. Pantalon blanc et corsage entrouvert, elle avait une tête carrée de forçat sous sa chevelure grisonnante. Le mari adressait des signes aux paysans disposés autour de la piste. Puis ses grosses jambes, étonnamment assurées malgré l'ivresse, redoublaient le pas et entraînaient sa prisonnière au cœur de la danse: «Au bal masqué, ohé ohé…»

Les deux pêcheurs

David se dirigea vers la sortie du village. Sur le parking, quelques loubs en jogging fumaient des cigarettes, canette de bière à la main. Trois chasseurs en treillis – le plus grand portait des lunettes noires – sortaient de leur 4x4 pour rejoindre le bal champêtre.

Dix minutes plus tard, l'Américain arrivait près de la falaise où s'étendaient des champs labourés, sauf un carré de betteraves émergeant encore de la terre humide. Au loin, la mer rougissait sous le soleil déclinant. Sur les pâturages, quelques vaches regardaient le spectacle du crépuscule en s'efforçant de comprendre ce qui se passait. Etait-ce la première fois? Elles ne se souvenaient pas précisément des jours précédents. Elles ignoraient également que les services vétérinaires de la préfecture envisageaient de procéder à leur abattage massif pour soutenir les cours. Impropres à la consommation, elles allaient prochainement servir de combustible dans une cimenterie.

David prit un chemin au milieu des champs. Dans la brume légère, un ancien blockhaus couvert de verdure se dressait au bord d'une mare. Près de l'eau, deux silhouettes assises sur des chaises pliantes tenaient des cannes à pêche. Deux petits vieux, engoncés dans leurs pardessus de toile, qui avaient préféré cette occupation à la fête villageoise. Un chien-loup était allongé près d'eux. L'un des hommes portait une casquette, l'autre un képi, et ce détail intrigua David qui continuait à marcher. Le jour déclinait dans un silence troublé seulement par le rebondissement lointain de la sono.

David avança encore. Le berger allemand aboya mollement, sans bouger. Plus l'Américain s'approchait, plus les deux personnages lui semblaient bizarres, comme des épouvantails à moineaux. Parfois, l'homme au képi vert – qui était le plus grand – se tournait vers l'autre pour prononcer quelques mots. Puis il agitait doucement sa canne à pêche et le flotteur faisait quelques ronds sur l'eau, À son tour, l'homme à la casquette grommelait quelque chose à l'oreille de l'autre. David s'approchait doucement, pour ne pas les déranger. Des goélands passaient en criant. Après être partis ce matin vers le sud, ils revenaient vers le nord, à la recherche d'une autre décharge.

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