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9 HISTOIRE DE CERISE

Première vision de Cerise à une terrasse de café: j'observe'que cette étudiante pâle et blonde porte mal son prénom mais, en fait, je ne prête guère attention à son visage, masqué par une caméra numérique dont l'objectif semble braqué sur moi. Assis près d'elle, David – ce jeune Américain rencontré au début de l'été – m'a fait signe tandis que je passais dans la rue, enfermé dans mes idées noires. Cette rencontre humaine m'est plutôt désagréable car je n'ai aucune envie, aujourd'hui, d'accomplir un effort de conversation. Dans l'état morose où je flotte, accablé par la chaleur du mois d'août et les drames de l'existence, cette main amicale m'apparaît plutôt comme une ennemie: non pas un trouble-fête mais un trouble-dépression.

Malheureusement, mon organisation mentale veut qu'une politesse instinctive maquille toujours mes mauvais penchants. Quand je regarde l'existence avec dégoût et l'humanité avec mépris, un bon sourire se plaque sur mes lèvres, un comportement social positif prend le contrôle de mes gestes et me porte vers l'autre avec un plaisir apparent dans le rôle du type charmant, heureux de rencontrer son prochain. Au moment où je voudrais répondre à David: «S'il te plaît, lâche-moi on se connaît à peine!», la force positive peint sur mon visage une expression ravie. Il me croit vraiment heureux de le rencontrer, ignorant que seule une courtoisie tyrannique m'oblige à lui serrer la main.

Je ne résiste pas davantage quand il me propose de m'asseoir à côté de cette fille qui braque vers moi son objectif, telle une maniaque de la vidéo. Je cherche d'abord à gâcher leur conversation en énumérant mes soucis les plus ordinaires – sachant que nos soucis n'intéressent personne. J'évoque longuement cet article polémique sur la réglementation du stationnement refusé par mon rédacteur en chef avant les congés, sous prétexte qu'il connaît la belle-sœur du préfet de police. La vidéaste n'a pas levé l'œil de sa caméra. Mais tandis qu'elle suit l'image reproduite sur un écran à cristaux liquides, je l'entends simplement prononcer:

– Vachement intéressant. Ça ne vous dérange pas que je filme? C'est dans le cadre d'un travail pour une installation vidéo.

Un instant, je me demande si elle se moque de moi, mais l'objectif se redresse, tel un museau d'animal familier, et je comprends qu'elle est sérieuse; ce qui m'encourage à faire plus mauvaise impression encore. Me retournant vers David, je prononce d'une voix fâchée:

– En plus, ma meilleure amie est morte d'un accident de voiture, quelques jours avant qu'on refuse mon article! Tous les ennuis la même semaine.

Il doit regretter de m'avoir invité à sa table. Mais je ne suis pas décidé à m'arrêter:

– Tu te souviens de Solange, chez qui tu es venu en week-end? Eh bien, juste après t'avoir reconduit à la gare, elle s'est tuée à un carrefour.

L'Américain écarquille les yeux. Pour qu'il comprenne bien, j'insiste:

– Quand elle est morte, j'ai pensé que tu lui portais malchance. Mais ce n'était que le hasard.

Une buée d'émotion mouille les yeux de David. Je regrette d'être méchant, mais la fille tient toujours sa caméra, m'obligeant à jouer mon rôle de sale type. Soudain, Cerise relève la tête et me fixe dans les yeux en répétant:

– C'est bien, ce que vous dites, cette vision superglauque!

Alors, seulement, je regarde avec plus d'attention son visage à la peau laiteuse, son petit nez rond et sa longue chevelure, comme une héroïne de conte allemand. Ses vêtements larges sortent d'une garde-robe des années soixante: chemise psychédélique, pantalon à pattes d'éléphant. Je me perds un instant dans ses yeux très clairs. Tandis qu'elle range sa caméra vidéo, je me retourne vers David avec un remords dans la voix:

– Excuse-moi, mais cette mort était si terrible, inattendue…

Soudain, je m'avise que la chaleur du jour est en train de tomber, que le journal est fermé jusqu'à la fin août, qu'au lieu de râler tout seul je pourrais boire quelques bières en leur compagnie.

La soirée se termine chez moi, dans l'appartement aux fenêtres grandes ouvertes où passe un vent chaud d'été. Nous écoutons une bossa-nova. Cerise fait tourner une cigarette d'herbe. Elle discute avec David, affalé dans un fauteuil, qui veut la persuader que tout était mieux avant. Il voit les années 1900 comme un foisonnement d'imagination. L'étudiante en arts visuels réplique qu'à cette époque on déplorait déjà la décadence, que les artistes novateurs étaient ignorés, qu'on exploitait les enfants dans les mines. Puis elle ajoute qu'elle a faim et je l'accompagne dans la cuisine. Elle me regarde en souriant préparer sa tartine. Vers deux heures du matin, David annonce qu'il rentre dormir. Cerise s'approche et murmure à mon oreille:

– Je peux rester ici, ce soir? Il n'y a plus de métro. Ça m'arrangerait.

Bouleversé, je bredouille:

– Oui… Bien sûr… Évidemment.,,

Assez froidement, elle répond «Merci» puis, très à l'aise, elle embrasse l'Américain qui referme la porte de l'appartement.

*

On dirait qu'elle m'a fait une proposition. Mais objectivement, elle n'a demandé qu'un lit; peut-être pense-t-elle au canapé du salon. Tandis que j'énumère les hypothèses, Cerise revient vers moi, un peu absente:

– Je vais me coucher. Ça ne te dérange pas si je dors près de toi?

Survolté par ce mélange de nonchalance et d'audace, je lui montre la chambre à coucher et lui propose le côté droit; puis je file dans la salle de bains, pressé d'accomplir une petite toilette. J'arrange mes cheveux, pour me présenter sous le meilleur jour à ma nouvelle maîtresse; j'ajuste l'élastique du caleçon sur mon nombril (exactement à la bonne hauteur, afin de masquer le ventre qui commence à s'arrondir). Je prends tellement le temps de bien faire que, lorsque j'arrive au lit, Cerise est déjà allongée sous le drap, profondément endormie. Elle a gardé son tee-shirt; un petit filet d'air s'échappe de ses lèvres pâles. Je la contemple un instant puis, dépité, je me couche à côté d'elle.

J'hésite à tenter une manœuvre d'approche. Plusieurs fois, je tends la jambe dans sa direction, mon pied frôle timidement ses mollets, j'espère une réaction mais je n'entends qu'un léger ronflement. Luttant contre l'excitation, je me tourne dans l'autre sens pour chercher le sommeil, quand deux bras s'accrochent à mon dos. L'apprentie vidéaste m'enlace de ses mains chaudes. Elle ronfle toujours. J'aimerais en profiter mais elle pourrait m'accuser de viol et le tribunal lui don-nerait raison. Je préfère me détacher par une série de glissements progressifs. Vers quatre heures du matin, je m'endors épuisé. Quand je me réveille, il est neuf heures et Cerise agrippe toujours mon épaule comme un gros bébé. Pour mettre fin à l'épreuve, je décide d'aller boire un café. Mais, au moment de sortir du lit, mon invitée se serre plus tendrement Elle insiste. Lentement, je me retourne. J'ai l'impression qu'elle dort, mais sa bouche s'approche de mes lèvres. Quelques instants plus tard, je comprends que nous sommes en train de faire l'amour.

Je n'ai jamais su vraiment si la sexualité exerce sur la santé un effet favorable. Des gens affirment que seuls les accouplements réguliers garantissent un bon équilibre physique et intellectuel; d'autres théories vantent les vertus de l'abstinence qui agirait comme stimulateur hormonal… Le débat n'est pas clos mais je peux affirmer que, ce matin-là, je me sens épanoui, l'esprit fouetté par un sang neuf lorsque, après une heure d'étreintes, je retombe paresseusement sur le matelas. Cerise s'éloigne sur la moquette puis elle revient, toute nue, munie de sa caméra numérique. Pendant quelques minutes, elle filme mon corps affalé sur les draps. Je lance quelques plaisanteries vers l'objectif. Elle range l'appareil en prononçant:

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