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– Je dois partir. Si tu veux, je te laisse mon numéro de portable…

Le «si tu veux» me surprend. Ce corps de jeune fille a exercé sur moi l'effet d'un bain de jouvence et je suis impatient de recommencer. Mes sombres perspectives deviennent soudain radieuses et je serais prêt à l'épouser sur-le-champ. Or sa réplique -«si tu veux» – m'incite à garder raison, en considérant qu'il ne s'est rien passé. D'un point de vue moderne, nous devrions en rester là;j'ai même une certaine chance que Cerise me propose son numéro, aussitôt inscrit sur une feuille de papier. Les fesses à l'air, elle se dirige vers la douche, tandis que tintinnabule la sonnette de l'appartement.

Quoi encore? Énervé par l'employé des postes qui sonne chez moi en pleine idylle, à dix heures du matin, j'enfile un peignoir et me précipite pour rabrouer l'importun. J'entrebâille la porte qui, aussitôt, s'ouvre largement et me plaque contre le mur. Dans un nuage de Gitane filtre, la voix d'Estelle prononce:

– Alors, c'est bien, Paris au mois d'août? Je t'apporte un catalogue de papier peint. Il faudrait changer ces peintures blanches qui donnent à ton appartement un air d'hôpital. Le papier fleuri, c'est plus joli dans une chambre à coucher!

Pas le temps de réagir. Estelle est installée sur le canapé du salon, en train d'étaler ses échantillons. Après notre flirt du début de l'été, elle passait les vacances à La Baule avec son fils. J'avais oublié son retour cette semaine mais ce torrent d'attention, lui, ne m'a pas oublié. Je me rappelle que cette femme est plus ou moins ma maîtresse et que, simultanément, une autre femme – plus jeune et plus jolie – se trouve enfermée dans la salle de bains. Je songe aussi qu'entre l'inconnue d'hier soir et cette femme sincèrement amoureuse de moi, je choisirai sans hésiter la plus improbable. Je préfère toutefois repousser l'affrontement Estelle me regarde dans les yeux:

– Tu as bonne mine, ce matin!

Si seulement elle savait pourquoi. Mais non; Estelle est contente, prête à m'exposer de nouveaux projets pour nous deux. Je tente une esquive:

– Excuse-moi, je suis en plein boulot. Je préférerais te voir plus tard dans la journée. On parlera tranquillement

– Tu ne trouves pas tout de même que ce papier lilas serait joli dans ta chambre? Allons regarder.

– Je t'en prie, c'est un vrai bordel. Déjeunons ensemble si tu veux…

Mes propos sont interrompus par un bruit en provenance de la salle de bains. La porte claque puis nous entendons quelques notes chantonnées par une voix féminine. Estelle dresse la tête. Tandis que je cherche vainement une explication, Cerise entre dans le salon, vêtue seulement d'une petite culotte. Ses longs cheveux blonds dégoulinent de part et d'autre de son visage pâle; quelques gouttes font luire sa poitrine. Etonnamment décontractée, elle regarde Estelle en prononçant:

– Salut!

Puis elle disparaît dans la cuisine.

Ce qui m'offre l'occasion de constater, une nouvelle fois, l'extraordinaire complaisance de ma maîtresse officielle. Estelle réfléchit un instant, puis elle se tourne vers moi, ravie:

– Dis donc, ça marche avec les petites jeunes!

Cet intérêt pour les «petites jeunes» semble piquer sa propre curiosité. Presque aussitôt, elle se désintéresse de ma personne au profit de Cerise qu'elle rejoint dans la cuisine. Durant quelques minutes, je redoute le pire, les cris, les coups de couteau. En peignoir sur le canapé du salon, je m'apprête à intervenir. Soudain, j'ai la surprise d'entendre les deux voix féminines entremêlées dans des pépiements joyeux; elles parlent, elles rient et reviennent ensemble vers moi. Elles se connaissent déjà, mieux que je ne les connaîtrai jamais. Renonçant à m'excuser, j'admire le comportement d'Estelle qui ramasse son catalogue de papier peint, m'embrasse sur les deux joues puis regagne l'ascenseur en promettant:

– On se fait un dîner tous les trois la semaine prochaine!

Soulagé, je retourne vers l'intérieur de l'appartement. Mais déjà Cerise, qui vient d'enfiler son pantalon, me quitte à son tour. Sans me laisser le temps de l'embrasser, elle dévale l'escalier de l'immeuble en criant:

– Appelle-moi, si tu veux.

*

Dès trois heures de l'après-midi, l'absence de Cerise me parut insupportable.

L'homme vieillissant se laisse gagner par des besoins affectifs, au détriment de la lucidité. Le flirt d'un soir prend l'importance d'une rencontre définitive. Dès quatre heures de l'après-midi, je me persuadai que Cerise éprouvait un urgent besoin de me parler. Notre fusion occupait probablement son esprit comme le mien. Je n'avais pas le droit de la négliger. Au lieu d'attendre quelques jours, je composai son numéro vers seize heures quinze et tombai sur le répondeur vocal. Je ne laissai pas de message mais je rappelai à seize heures trente. Au troisième appel, Cerise décrocha enfin et je prononçai la formule plusieurs fois répétée:

– Je voulais simplement te dire combien j'étais heureux de cette rencontre. J'ai adoré cette fraîcheur du matin dans tes bras!

Un silence répondit. Je distinguai au loin quelques éclats de rire, tandis que la voix détachée de Cerise demandait:

– C'est toi qui as téléphoné deux fois? Deux fois, mon numéro s'était inscrit dans la

mémoire de son portable espion. Je m'empêtrai dans des excuses:

– J'espère que ça ne te dérange pas… Mais je voulais te dire que j'étais vraiment content.

Cerise s'adressait à d'autres personnes autour d'elle. Comme un imbécile, je restais suspendu dans le vide. Soudain, elle revint vers moi:

– En fait, je ne peux pas te parler. Je suis au café, en train de filmer les clients. Vaudrait mieux qu'on se rappelle.

Je raccrochai lamentablement, persuadé d'avoir gâché, par impatience, l'idylle qui s'était nouée la veille. Cependant, une demi-heure plus tard, une nouvelle idée poussa dans ma tête: il fallait absolument rattraper cette maladresse. Seul un nouveau coup de téléphone, plus léger, plus détaché, parviendrait à gommer la lourdeur de l'appel précédent. J'hésitai longuement, pris dans une véritable torture mentale car, en insistant, je risquais de tout compromettre. Plein d'appréhension, je finis par composer le numéro de Cerise et tombai sur le répondeur vocal.

Je raccrochai. Avait-elle éteint volontairement l'appareil pour ne plus me parler? Quoi qu'il en soit cette nouvelle tentative, enregistrée par le portable, serait comptabilisée comme un point négatif. Le téléphone mobile jouait avec mes nerfs… D'un autre point de vue, le répondeur offrait un terrain neutre, idéal pour déposer un message spirituel, ciselé dans ses moindres inflexions. Ayant répété mon texte, je composai de nouveau le numéro du mobile, mais Cerise décrocha et mon élan se brisa en lambeaux de phrases:

– Ah pardon! C'est toi…Je pensais tomber sur le répondeur… C'était juste pour te dire… Enfin, je pensais qu'on aurait pu se voir ce soir…

Je battais en retraite, mais le second miracle se produisit: car Cerise ne faisait rien de particulier ce soir. On pouvait envisager de boire un verre ensemble. Elle ne repoussait pas l'idée de me retrouver et je raccrochai euphorique. Je m'apprêtai longuement pour notre rencontre, choisissant chaque vêtement, réfléchissant au lieu du rendez-vous. À vingt et une heures, je rappelai comme convenu mais je tombai de nouveau sur le répondeur, et encore plusieurs fois de suite. À vingt-trois heures, Cerise téléphona pour m'informer qu'elle s'était trompée, car elle n'était pas libre. Je poussai un gémissement. Elle se montra indifférente à mes plaintes.

Notre seconde rencontre eut lieu seulement trois jours plus tard, dans un café branché du XXe arrondissement où Cerise retrouvait habituellement ses amis, étudiants en arts visuels. Assise au milieu du groupe, elle portait un jean à moitié déchiré et un tee-shirt rosé bonbon qui remontait sur son ventre charmant, laissant voir un piercing enfoncé dans le nombril. Ses cheveux lisses encadraient le visage blanc aux lèvres pâles. Un tatouage hindou était collé sur son front. Elle ne bougea pas mais elle semblait contente de me voir et me présenta comme un journaliste qui avait fait du cinéma. Les artistes en herbe m'adressèrent des regards indifférents. Je voyais bien que, pour plaire à Cerise, il faudrait d'abord séduire son entourage. Je citai négligemment un réalisateur connu avec lequel j'avais travaillé et les étudiants m'accordèrent davantage de sympathie. Pour les provoquer, je me lançai dans un éloge du cinéma d'action américain; ils se dressèrent pour défendre la nouvelle vague et l'intimisme français. Ils se disaient rebelles; je les trouvai patriotes.

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