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Derrière la conversation, mon intérêt se concentrait sur les réactions de la jeune fille, satisfaite chaque fois que je formulais un argument convaincant. À l'issue d'une prestation honorable, je l'entraînai une heure plus tard dans un restaurant chinois de Belleville. Un grand escalier orné de broderies rouges comme celui de l'Opéra grimpait vers la salle à manger. Cerise écouta mes explications sur ce mélange de brasserie parisienne et de kitsch asiatique. D'abord peu intéressée, elle partagea bientôt mon enthousiasme et passa la seconde partie du repas, caméra au poing, à fixer les ambiances de l'établissement, tout en enregistrant mes commentaires. Je lui demandai si cette ardeur correspondait au travail scolaire. Elle répondit que cela relevait aussi du journal intime.

Après dîner, Cerise m'invita chez elle. Tremblant d'émotion, j'entrai dans le minuscule studio de la rue de Ménilmontant. Accrochée près de la fenêtre, une affiche en noir et blanc représentait de jeunes acteurs français. D'autres objets formaient un décor familier d'adolescente: son lit couvert de coussins, son ours en peluche, la photo de ses parents sur une plage de l'Atlantique. Je pris Cerise dans mes bras et m'effondrai sur le nez de Winnie l'ourson. Avec elle, ma propre vie redevenait possible, aventureuse. Mes vingt ans d'avance devenaient vingt ans de retard, car il me semblait que j'avais tout à apprendre d'elle. Ses enlacements tendres, son ardeur erotique mêlant le sérieux de l'enfance et la fantaisie de la jeune

femme.

Je restai dormir chez elle. Le lendemain matin Cerise me filma sous la douche, dans le minuscule cabinet de toilette. Il me semblait que cette vie pourrait me combler: un studio, une apprentie vidéaste, de petits boulots qui me ramèneraient progressivement vers ma vocation artistique. Pour la première fois depuis des années, j'imaginais d'aimer une femme et je supposais que Cerise éprouvait des émotions aussi intenses. Naïvement,

j'annonçai:

– J'ai plusieurs rendez-vous aujourd'hui. Mais retrouvons-nous pour l'apéro. J'aime bien les bars de grands hôtels: que dirais-tu du Lutétia?

Cerise, devant le miroir, regardait un minuscule bouton qui lui déplaisait, sur son front. Assez froidement, elle prononça:

– En fait, je ne pourrai pas te voir ces jours-ci. Mon ami d'enfance arrive de Quimper. Il faut que je m'occupe de lui.

Cette phrase commença à instiller le poison. Assez nerveux, j'insistai, comme si quelques orgasmes me donnaient une priorité:

– Puisque c'est ton ami d'enfance, on peut très bien dîner ensemble, tu me le présenteras!

Elle se raidit, comme une fillette mécontente:

– Je ne couche pas avec lui, mais c'est mon meilleur copain. Toi, je te connais depuis deux jours. Alors, je te rappellerai la semaine prochaine.

Déchiré, je m'approchai d'elle et tentai lourdement de me serrer contre ses épaules en gémissant:

– Tu ne m'aimes pas?

Elle se dégagea, signifiant qu'elle trouvait ce geste insupportable.

*

Cerise ne téléphona pas une seule fois la semaine suivante. Je laissais mon portable allumé en permanence, redoutant qu'un instant d'inattention ne me fasse manquer l'appel tant attendu; ce qui m'obligeait à écourter les autres communications, au cas où Cerise chercherait à me joindre simultanément. Le troisième jour, je m'abonnai au service Double appel, pour quinze francs HT par mois. Comme la jeune fille m'avait également laissé une adresse e-mail, je la couvris de courriers électroniques dans lesquels je prodiguais mes plus beaux effets littéraires, sans la moindre réponse. Refusait-elle de parler? Oubliait-elle de consulter sa boîte aux lettres? Que faisait-elle précisément avec son ami d'enfance? Je m'excitais dans la souffrance amoureuse, comme l'esclave d'une maîtresse qui n'avait rien demandé.

J'aurais pu me contenter des moments passés ensemble, attendre patiemment la prochaine rencontre. En temps normal j'aurais adopté ce point de vue, mais une petite machine s'emballait dans mon cerveau depuis que Cerise était restée dormir chez moi, le premier soir. Je voyais dans cette aventure un don du ciel, un signe miraculeux, un nouveau départ, le commencement de cette seconde jeunesse qui me hantait depuis quelques mois. Après cinq jours d'attente, je finis par craquer et composai son numéro de portable. Je savais que cette insistance allait lui déplaire mais je n'en pouvais plus. L'appareil sonna plusieurs fois. Une voix de jeune homme répondit:

– Secrétariat de Cerise, bonjour.

L'ami d'enfance, probablement. Adoptant le même ton ironique, je demandai au secrétaire s'il voulait bien me passer sa patronne, de la part d'un vieil admirateur. Cerise ne goûta pas la plaisanterie:

– Tu ne devais pas m'appeler!

Je trouvai une excuse absurde: j'imaginais qu'elle avait égaré mon numéro et cherchait vainement à me joindre. Cerise fut impitoyable. Elle me ferait signe la semaine suivante comme prévu, puis elle raccrocha. Plusieurs fois, je fis le tour de l'appartement comme un psychopathe blessé, coupable d'avoir encore brisé son amour par impatience. Allumant l'ordinateur, je recommençai à bombarder la jeune fille d'e-mails éplorés, d'emails d'excuses, d'e-mails d'amour, d'e-mails d'humour que je lançai matin et soir comme autant d'appâts, espérant ia ramener à des sentiments plus favorables.

Comme prévu, Cerise téléphona la semaine suivante. Mais elle semblait si bien disposée que mon angoisse retomba immédiatement. Etrangère à mes humeurs, elle suivait calmement son rythme. Je lui donnai rendez-vous au Train Bleu, le restaurant chic de la gare de Lyon, sous les fresques enchantées représentant les côtes méditerranéennes. La jeune fille apparut entre les dorures, avec une démarche lente et balancée de mannequin. Son pull sombre faisait ressortir la blancheur du visage et les yeux bleu clair. À table, je lançai une conversation enjouée, faisant les questions et les réponses. Comme elle semblait prendre du plaisir en ma compagnie, je lui proposai de passer l'après-midi avec moi, à la découverte des quartiers que j'aimais; sous les vieux porches du faubourg Poissonnière, dans les ruelles de la butte Montmartre, avant de redescendre vers le boulevard de Clichy, ses boucheries arabes et ses allées fleuries. La soirée se prolongea au bouillon Chartier, vestige du Paris d'avant-guerre avec sa carte bon marché, ses suppléments beurre et cornichons. Je parlais sur un ton lyrique:

– Avant de te connaître, plus rien ne m'intéressait. Aujourd'hui, je redécouvre tout ce que j'aime: mais c'est pour toi.

Cerise semblait heureuse. Elle avait allumé de nouveau sa caméra et procédait à quelques réglages, en baissant la tête vers l'écran où se reflétait l'image numérique. Au dessert, elle rangea son appareil et me raconta l'origine de sa vocation. Très jeune, sa mère l'avait poussée vers une carrière artistique, l'inscrivant dans des cours de danse, des cours de théâtre et des émissions télévisées pour enfants. Quand Cerise avait opté pour les Arts visuels (une «école d'expression» où les élèves devaient inventer leur propre technique, hors de toute contrainte scolaire), elle redoutait la réaction de son père.

Celui-ci l'avait encouragée, achetant le studio de Ménilmontant. Fin octobre, elle allait présenter sa première «installation visuelle». À la fin du repas, elle prit ma main sous la table et je la serrai. Puis je l'invitai à dormir chez moi.

Le lendemain matin, je redoutais que Cerise ne disparaisse à nouveau. Pour prendre de l'avance, je l'invitai à faire quelques courses. Tout l'après-midi, des tailleurs se précipitèrent vers nous, centimètre au cou, pour proposer leurs derniers modèles. Cerise les rejeta l'un après l'autre, avant d'opter pour un ensemble orange déchiré, pop-style revisité par des couturiers branchés. Elle demanda plusieurs fois mon avis; je finis par tendre ma carte de crédit, malgré le prix supérieur à ce que j'avais prévu. En sortant du magasin, je me sentais plus fort. Une certaine vulgarité me persuadait qu'après cette dépense, Cerise allait passer une nouvelle nuit dans mes bras! Je réfléchissais à l'endroit le plus approprié pour un dîner en amoureux, quand ma fiancée reprit l'initiative:

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