5 OPHÉLIE
Si ça ne vous plaît pas, changez de voiture!
Dans le hall de la gare du Havre, David consulta l'horaire des trains pour Paris: prochain départ dans quinze minutes. Il voulut acheter un billet mais tous les guichets étaient fermés, à l'exception d'un seul derrière lequel s'étirait une longue file d'attente. David prit son tour. Chaque voyageur demandait indifféremment un billet Le Havre-Paris. Chaque fois, le guichetier consultait longuement son ordinateur, proposait plusieurs tarifs, enregistrait des données, confirmait des informations, attendait que le système se débloque et que l'imprimante veuille bien délivrer le reçu… Deux minutes avant le départ du train, l'Américain récupéra enfin le ticket et se précipita vers le quai.
Habitué aux tortillards américains, il apprécia la rapidité du train. Le wagon confortable filait dans la campagne normande. De grosses vaches brunes à taches blanches broutaient sous les pommiers; les campagnes fleuries des méandres de la Seine correspondaient exactement à l'idée qu'on se fait d'un paysage français. Pourtant, quelque chose de plus banal se dégageait des villes où le train passait. Cela commençait toujours par un paquet de maisons identiques, séparées par des allées goudronnées. Puis les lotissements faisaient place à des zones commerciales entourées de parkings où se regroupaient diverses activités humaines surplombées d'enseignes (David releva les marques d'Informatix, Meublenkit, Gymnastic). Enfin le train ralentissait jusqu'à la gare située dans un quartier historique résidu de ville ancienne coincé au milieu de l'agglomération. D'une cité à l'autre, l'étendue des zones intermédiaires débordait sur la campagne. Puis le train replongeait dans les prés bordés de peupliers; un joli château, une portion d'autoroute.
David rêvassait lorsqu'une sonnerie métallique retentit dans la voiture. Il sursauta, reconnaissant le thème de «L'hymne à la joie». Une voix d'homme hurla:
– ALLÔ? OUI C'EST MOI! JE T'ENTENDS MAL PARCE QUE JE SUIS DANS LE TRAIN…
Dressant la tête au-dessus du siège, le jeune homme aperçut une sorte de bœuf quadragénaire décoré d'une cravate à fleurs, appuyant contre son énorme tête un minuscule téléphone portable:
– OUI, ÇA VA. MON TRAIN ARRIVE VERS CINQ HEURES COMME PRÉVU. JE SERAI À LA MAISON À SEPT HEURES COMME PRÉVU…
D'autres passagers semblaient légèrement apeurés par l'autorité de cette voix qui s'épanchait. David jeta vers le monsieur un regard désapprobateur. Sans réagir, l'autre poursuivait:
– MAINTENANT, ON APPROCHE DE MANTES. J'APERÇOIS LES CHEMINÉES DE LA CENTRALE THERMIQUE. ON N'A PAS DE RETARD… SINON, ÇA VA?
Les voyageurs attendaient une accalmie pour replonger dans leur lecture. Prenant l'initiative, David éleva la voix avec un léger accent:
– Vous avez oublié de dire que le contrôleur vient de passer et qu'il a contrôlé votre billet!
Le gros homme s'interrompit, troublé. Un instant il se demanda si David était sérieux. Puis, comprenant que l'autre se moquait, il chercha une phrase et s'écria:
– SI ÇA NE VOUS PLAÎT PAS, CHANGEZ DE VOITURE!
L'Américain se demanda s'il existait des wagons spéciaux. Les autres voyageurs, pourtant, semblaient le soutenir en silence. Écumant de rage, l'homme tourna encore son cou de bovin étranglé par sa cravate fleurie. Brandissant son portable, il lança à David:
– MOI, JE TRAVAILLE, MONSIEUR!
Et comme pour appuyer ses dires, il reprit sa conversation en hurlant dans l'appareil:
– JE SUIS SORTI DU BUREAU À DIX-HUIT HEURES COMME D'HABITUDE…
Replié sur son siège, David s'efforçait d'écouter cette conversation comme une musique traditionnelle de la France contemporaine, faisant écho au défilé des banlieues. Paris approchait. Le train franchit plusieurs fois le fleuve. Avec émotion, David aperçut au loin la butte Montmartre, puis il plongea dans un large fossé où se resserraient les voies ferrées. Collé à la vitre, le voyageur aperçut enfin, au-dessus des voies, un authentique paysage parisien avec ses immeubles à six étages et ses toits de zinc: la ville des impressionnistes, préservée comme un noyau intact au cœur de l'agglomération.
Saisi par l'émotion, il suivit les voyageurs vers le hall des «pas perdus». Sous l'immense dôme métallique où gloussaient des pigeons se croisaient Parisiens, banlieusards, étrangers, clochards, vagabonds… Fendant la foule, un groupe de militaires en treillis, armés de mitraillettes, traînait à l'affût d'invisibles terroristes. Porté par le flux des corps, David finit par déboucher sur le parvis de la gare et s'arrêta pour respirer. Paris se tenait là, devant lui. Paris dont l'allure générale semblait intacte avec ses façades grises, ses brasseries au rez-de-chaussée, ses entrées de métro, ses autobus et ses taxis, glissant tant bien que mal dans la circulation trop dense.
Deux détails imprévus attirèrent toutefois l'attention du nouveau venu. D'abord, juste devant lui, plantée au pied de Saint-Lazare, une grande sculpture moderne constituée d'horloges ramollies et tordues se dressait comme un défi à la précision des chemins de fer. Avec exactitude, les trains déversaient chaque matin des milliers de tra-
vailleurs sur cette place où l'œuvre d'art rappelait à chacun la futilité des horaires. C'était subtil. Après avoir jeté un coup d'œil circulaire sur le quartier, David remarqua également la profusion de magasins ornés de croix vertes clignotantes. Un devant, un à gauche, un à droite. Des clients entraient et sortaient de ces commerces prospères. Ajustant son regard, il finit par discerner le mot «Pharmacie».
Où David fait la connaissance de Marcel
David n'avait aucun rendez-vous à Paris. Juste un nom inscrit sur son carnet de voyage: Ophélie.
Il aurait pu suivre l'itinéraire touristique, visiter les musées, boire des verres de vin blanc au Quartier latin, mais il n'arrivait pas comme un visiteur ordinaire. Guidé par son amour de l'esprit français, il rêvait d'atteindre le cœur vivant de cette ville, d'y retrouver le sillage des peintres et des poètes. Pour cela, Ophélie apparaissait comme l'intermédiaire idéale. Dès leur premier contact par e-mail, il avait adoré cette Parisienne habituée des lieux où se perpétue la vie d'artiste.
Avant même de songer à se loger, David se dirigea donc vers une cabine téléphonique; il tira la porte et voulut insérer une pièce de monnaie dans l'appareil, mais le téléphone marchait avec une carte spéciale. Il en acheta une au kiosque voisin, retourna vers la cabine et composa le numéro d'Ophélie. À la deuxième sonnerie, le répondeur se déclencha. David entendit quelques accords de piano, puis une femme récitant ce quatrain inspiré de Verlaine:
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches.
Et puis ce répondeur qui enregistre tout.
Ne l'envahissez pas d'une voix qui s'épanche
Et qu'à mes deux oreilles le message soit doux.
Découvrant la voix d'Ophélie (il ne connaissait que sa photo, sur l'écran d'ordinateur), il goûta son timbre suave, sa belle articulation. À son tour il prononça:
– Chère Ophélie, votre serviteur américain vient de poser le pied à Paris…
A peine achevait-il que des grésillements parasitèrent la ligne, comme les bruits d'une porte qu'on déverrouille. Soudain, une voix vivante se superposa à l'enregistrement dans un effet Larsen. Ophélie intervenait en direct:
– David? L'ami des poètes? Je répétais justement Une saison en enfer que je présenterai le mois prochain sur la chaîne Cyberplanète… Mais qu'importé. Où êtes-vous?