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– Devant la gare Saint-Lazare, mon train arrive du Havre où j'ai débarqué hier par bateau…

– Vous savez voyager! Vous me changez de tous ces goujats. Je passe vous chercher, nous irons boire une tasse de thé. Une demi-heure de patience 1

– Je vous attends devant la gare. Je porte un costume blanc, un canotier et une valise!

– Le temps de sortir Marcel, et je suis à vous. Que voulait-elle dire par «sortir Marcel»? David

supposa qu'il s'agissait d'un chien. Trente minutes passèrent. Un flot de corps s'écoulait entre la gare et le métro. Cœur battant, le jeune homme épiait les visages, espérant reconnaître son égérie. Mais il ne voyait que des femmes en jogging aux chevelures frisottées de starlettes américaines. Rien qui ressemble à l'idée qu'il se faisait d'Ophélie. Dix minutes s'écoulèrent encore, quand deux coups de klaxon retentirent. Il se retourna. En bordure de la gare, derrière un feu rouge, s'étirait une file d'automobiles. À nouveau, il entendit ce klaxon nerveux, accompagné d'appels de phares émanant d'une minuscule voiture – modèle anglais des années soixante-dix. La portière s'entrouvrit et David vit apparaître une petite femme couverte d'une longue cape noire, qui agitait la main dans sa direction.

Il fit un signe. Le feu était passé au vert et l'auto d'Ophélie bloquait toute la rue. Les avertisseurs couinaient derrière elle. Tirant sa valise à roulettes, David courut vers la voiture. Une jambe sur la chaussée, la jeune femme criait pour le rassurer:

– Aucune importance, ce sont tous des malotrus! Heureusement, Marcel et moi nous ne nous laissons pas impressionner!

Le feu repassa au rouge. Profitant de ce répit, David s'immobilisa devant Ophélie. Petite, le teint mat, la chevelure noire, elle ressemblait aux jeunes Espagnoles qu'il croisait parfois dans son quartier à New York. Femme de trente ans plutôt boulotte, mais l'allure décidée, elle avait les yeux sombres, les joues rondes et les lèvres rehaussées par une teinture carmin. Sous sa grande cape noire de Zorro, elle portait un blue-jean et un corsage blanc. Désignant le capot de sa voiture, elle annonça:

– Je vous présente Marcel.

Ils s'engouffrèrent côte à côte, tandis qu'Ophé-lie précisait:

– Marcel m'accompagne partout: c'est bien plus qu'une bagnole. Il conduit mes aventures – exactement comme Proust conduit mes pensées! Et maintenant, David, à nous deux Paris!

Un parfum ambré flottait à l'intérieur de Marcel. David roulait dans Paris, près de la reine de la bohème qui parlait seule, tout en freinant et en accélérant brusquement.

– Quel jour de chance! Ce matin, coup de fil de l'association ADQD (Artistes en difficulté dans les quartiers difficiles) qui m'invite à réciter Claudel dans une cité de la banlieue nord (une initiative du ministère de la Solidarité contre la délinquance). Et maintenant vous voilà, David; vous qui demain m'ouvrirez les portes de l'Amérique, comme aujourd'hui je vous ouvre celles de Paris!

Le jeune homme se laissait glisser dans les rues, découvrant chaque façade d'immeuble, chaque devanture de boutique avec gourmandise. Ophélie l'observait, très satisfaite: «Vous voici dans la ville des artistes.» Les marronniers étaient en fleur. L'Américain reconnut l'église de la Made leine à sa forme de temple grec, puis l'obélisque de la Concorde. Ophélie continuait: «La capitale de l'esprit et de la beauté, il n'y a pas si longtemps.» Elle tourna sur sa droite, freina devant la façade sculptée d'un grand hôtel. Ouvrant la portière, elle tendit ses clés à un voiturier en livrée. Puis elle entraîna David vers l'entrée près de laquelle se serraient des dizaines de photographes armés de téléobjectifs. Il fallut jouer des coudes pour franchir le marais médiatique. Les reporters échangeaient des phrases nerveuses.

– Vous êtes sûr qu'il est là?

– Oui, on l'a vu entrer. D'ailleurs, on contrôle toutes les issues.

Bousculée par un cameraman, Ophélie cria:

– Laissez-nous passer, bande de goujats!

Des regards se braquèrent sur elle.

Poussant la porte à tambour, Ophélie et David accédèrent enfin au hall rutilant de boiseries dorées. Mais un vigile s'interposa pour leur indiquer que l'hôtel était entièrement réservé par une star de passage à Paris. Ophélie rétorqua que le patron était un de ses admirateurs, qu'elle avait bien le droit de prendre une tasse de thé. Le vigile la pria d'attendre un instant; il se dirigea vers le concierge qui hocha négativement la tête.

– Désolé madame. Une autre fois peut-être.

– Des mythomanes! soupira Ophélie, tout en entraînant David vers la sortie.

Les photographes les regardaient en ricanant Plus loin, quelques groupies attendaient la vedette. Vexée, Ophélie se redressa dans sa cape et fendit la foule avec un large sourire, en agitant la main vers les flashs lumineux, tandis que les badauds se demandaient:

– C'est qui?

– Peut-être une amie de Michael…

Présentation de David au Flore

Ophélie pilait nerveusement dans les embouteillages en accusant «ces goujats du Grillon». Elle se promettait d'enguirlander le patron. Où allait-elle loger David, à présent? Le jeune homme assura qu'il cherchait un hôtel modeste. Ophélie le contredit:

– Ne soyez pas cabotin. Vous autres, Américains, vous exigez des établissements confortables!

Dans un regain de bonne humeur, elle tourna vers David son visage potelé. S'abandonnant à sa rondeur naturelle de femme bien nourrie, elle ressemblait vraiment à une Andalouse, mais ensuite son front se plissait dans une expression dramatique et elle reprenait son air de diva tourmentée. Sur un ton comploteur, elle susurra:

– Ça vous dirait, un hôtel de rien, à Saint-Ger-main-des-Prés?

– Exactement mon rêve, soupira David.

– La rive droite est vulgaire! Je vous ai montré les paillettes, les jeux du cirque. Nous allons découvrir le Paris des esthètes.

David sourit comme un enfant auquel on promet un cadeau. Un quart d'heure plus tard, ils entraient au café de Flore.

Un sentiment de familiarité saisit immédiatement le jeune homme dans cette salle enfumée où se serrait une foule bruyante autour des tables carrées. À la bibliothèque de l'Alliance française, sur la 60e Rue, il avait compulsé des albums de photos: le Paris des années cinquante, les existentialistes à Saint-Germain. Plein de dévotion, il posa le derrière sur une banquette en moleskine rouge. Ophélie jubilait:

– Nous voici au carrefour des lettres I Puis elle chuchota à son oreille:

– Tout se décide ici.

L'apprenti bohème hocha la tête. Le sentiment de familiarité se trouvait renforcé par la présence de nombreux touristes américains, aux tables avoi-sinantes. Baigné dans un mélange de français et d'anglais, David admirait la caissière à son comptoir, les serveurs en tablier, les étudiants plongés dans leurs livres et les artistes dans leur carnets, comme autant d'images du vrai Paris. Soudain, Ophélie lui décocha un coup de coude et désigna l'homme qui venait d'entrer:

– C'est Jean Royaume.

Taille haute et menton dressé, l'homme avait une longue chevelure dégarnie. Son visage artificiellement bronzé et son manteau à col de fourrure lui donnaient un genre de coiffeur enrichi. Sortant un stylo de son sac, Ophélie inscrivit nerveusement sur la nappe: Éditions Graphomane.

Elle souligna deux fois ce nom – comme un signe important – et précisa à l'oreille du néophyte:

– Un pouvoir énorme dans les jurys. Il choisit les livres dont on parlera demain. C'est lui qui a publié J'ai envie de jouir…

David écarquilla les yeux. Ophélie s'impatientait:

– J'ai envie de jouir, vous connaissez! Ce roman sans ponctuation, ce truc très marginal dont tous les magazines ont parlé…

Nerveuse, elle suivait du regard le visage de Jean Royaume. Attablé juste en face d'eux, il venait de casser un œuf dur et cherchait le petit voile transparent qui permet d'ôter la coquille sans abîmer l'œuf.

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