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David posa une autre question:

– Est-ce qu'on rencontre aussi des peintres?

Elle ne répondait plus. Toute son attention semblait aspirée par le visage de Royaume qui finit par se tourner pour demander le sel au serveur. Au moment précis où ses yeux croisaient ceux d'Ophélie, la jeune femme s'épanouit dans un

sourire. L'éditeur la regarda, circonspect. Elle

agita discrètement la main pour le saluer. Avec une moue d'indifférence, Jean Royaume baissa de nouveau les yeux vers son œuf dur qu'il saupoudra de sel, puis il croqua.

– Un goujat! soupira Ophélie.

Stimulée par cet échec, elle redressa la tête au-dessus de sa cape noire. Jetant son regard vers l'Américain, elle annonça:

– Mais la poésie va parler.

Elle se leva, passa devant la table, s'arrêta théâtralement au milieu de l'allée. Et soudain, dressant la main vers le plafond, elle lança à la cantonade, avec l'accent des acteurs d'avant-guerre:

– Messieurs, mesdames, je me présente: Ophélie Bohème. Je vais vous dire un poème de monsieur Arthur Rimbaud…

Elle plongea les mains dans les poches de son jean puis commença à siffloter dans l'allée du Flore, mimant la rêverie d'un jeune homme sur le chemin:

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…

Les conversations s'étaient interrompues. Des touristes bienveillants contemplaient l'artiste parisienne. Agacée, une étudiante française releva le nez de son livre. Jean Royaume sortit rapidement, tandis qu' Ophélie déclamait, en insistant sur certains mots, avec des ralentis et des accélérations:

J'allais sous le ciel, Muse!

La poétesse n'eut pas le temps d'aller plus loin. Le maître d'hôtel approchait Tout en adressant des sourires aux clients, il prit Ophélie par la taille et parla à mi-voix, courtoisement mais fermement:

– Mademoiselle, je vous ai déjà demandé de ne pas dire de poèmes ici. Il faut respecter la tranquillité de notre clientèle.

– Ne me touchez pas! hurla Ophélie.

Tout en ramassant ses affaires, elle prit David par la main, l'entraîna sans payer vers la sortie et se retourna une dernière fois vers l'assistance, en lançant:

– Ce monsieur est venu de New York pour m'écouter I

Les touristes applaudissaient, cherchaient de la monnaie dans leurs poches, tandis que l'étudiante replongeait dans sa lecture. Sur le trottoir, Ophélie sembla soulagée. Se tournant vers David, elle demanda:

– C'était beau, non? Vous avez vu l'enthousiasme du public. Et ces Français minables qui veulent me casser!

Malgré sa petite taille, la cape noire lui donnait un air de superwoman. Son expression devint plus sérieuse pour expliquer:

– Je pense que j'ai retrouvé la diction authentique de Rimbaud. Une technique personnelle qui fait appel à la linguistique, à la psychanalyse laca-

nienne… Mais arrêtons de parler de moi!

Elle se tut un instant, sortit un tube de rouge à lèvres, retrouva sa rondeur de petite Espagnole et poursuivit:

– J'ai tout un programme pour vous!

En fin d'après-midi, David emménageait dans un hôtel du quartier. Au moment de le quitter, Ophélie prit sa main, la serra fortement et le regarda d'un œil langoureux, en prononçant:

– Je vous retrouverai chaque jour à quinze heures. Ne m'en demandez pas plus… Ma vie ne m'appartient pas.

Dans un silence, elle se dirigea vers la sortie puis disparut dans sa cape noire.

Exploration de la rive gauche

Chaque jour, David se réveillait vers sept heures. Il entrouvrait l'œil, regardait par la fenêtre les volets d'un immeuble dans le soleil du matin. Heureux d'être à Paris, il se rendormait en poussant des gémissements de plaisir. Un quart d'heure plus tard, il se levait plein d'entrain, enfilait un pantalon et une chemise, puis il descendait au café le plus proche où il commandait un grand crème et un croissant

Il aurait aimé se faire servir – à la française – son café au lait au lit, avec beurre et confiture, mais l'hôtel n'assurait plus de service en chambre et proposait son «breakfast international», dans une salle à manger vert pomme ornée de meubles en osier. Ces premières conversations de la journée, ces tranches de salami, ces sourires, ces œufs brouillés, ces jus d'orange, cette musique puisée évoquaient trop fâcheusement un séminaire d'entreprise au Texas. C'est pourquoi David préférait se rendre dans un bistrot parisien pour avaler son café sur le zinc, en lisant les nouvelles du jour.

La ville, en s'éveillant, semblait revivre les étapes de son histoire: le silence du petit jour; le pas des marcheurs résonnant sur les trottoirs; les gens ouvrant leurs boutiques; l'éveil d'un décor urbain où l'on pouvait s'égarer, respirer, rêver… Quand David ressortait du bistrot, une demi-heure plus tard, le charme était passé. Une ahurissante quantité d'automobiles piétinaient dans les rues étroites; des sirènes hurlantes tentaient de franchir les embouteillages; des marteaux piqueurs piquaient. Partout, des chantiers bloquaient la circulation, dans le but de la rendre plus fluide: creusement de parkings souterrains, aménagement des carrefours. David finit par s'adapter à cet air irrespirable qui lui donnait, au fil de la journée, une sensation progressive de lourdeur et de fatigue.

Après le petit déjeuner, il s'aventurait dans les rues, les jardins, les places publiques. Au début, son regard était enchanté par l'harmonieuse proportion des édifices, la subtile diversité de ces murs chargés d'histoire. Partout des plaques de marbres rappelaient l'existence de personnages célèbres. Devant les vitrines d'antiquaires et les galeries d'art, des ouvriers plantaient dans le sol des panneaux d'information indiquant tous les sites importants du quartier: musées, squares, services municipaux… L'histoire finit alors par lui sembler envahissante. La ville où David voulait se perdre s'apparentait plutôt à un itinéraire balisé, conduisant vers des points répertoriés – telle l'organisation des supermarchés où le hasard vous conduit d'un rayon à l'autre, selon l'ordre décidé par la direction.

Ophélie retrouvait David dans le hall de l'hôtel en début d'après-midi. Elle arrivait toujours en retard, essoufflée, bouleversée par une tragédie plus ou' moins vraisemblable: une panne de Marcel, le coup de téléphone d'un jeune poète sur le point de se suicider. David qui attendait depuis une heure commençait à s'impatienter. Mais lorsqu'elle entrait, très pâle sous sa cape noire, elle semblait si épuisée qu'il commençait par la réconforter. À mots couverts, elle lui parlait de son protecteur: un riche Italien, fou de jalousie, qui lui offrait une vie luxueuse mais se comportait en tyran:

– Si vous me croisez au bras de cet homme, faites semblant de ne pas me connaître. Il vous tuerait.

Malgré la jalousie de son amant, Ophélie acceptait de se promener avec David. Les cimetières étaient ses jardins préférés. Ils arpentaient les allées et les divisions en récitant les œuvres des écrivains enterrés sous leurs pieds. Sélectionnée pour Jeu du Million - sur la chaîne Cyberplanète -, Ophélie rodait un numéro de pantomime et de poésie. Juchée sur le caveau de Baudelaire, elle préparait son passage à la télévision en récitant Les Fleurs du Mal Ses bras s'agitaient bizarrement, mais le mépris du ridicule donnait à son jeu une certaine ferveur. Assis entre deux pots de chrysanthèmes, David l'observait, donnait son avis. Puis elle venait le rejoindre et retrouvait son air de bonne espagnole en concluant:

– J'ai faim. Emmenez-moi manger quelque chose.

Tout en marchant vers un bistrot, elle répétait à son ami:

– Je sais qu'ils vont m'adorer à New York. Ça vous ferait plaisir d'être mon agent pour l'Amérique?

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