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– Moi, par exemple, j'arrive de New York. Mais après trois mois de voyage, je regrette que les Français imitent continuellement les Américains, tout en se persuadant d'être très originaux.

– C'est l'Amérique du pauvre, soupire Pascal.

Il trouve ce pays provincial, enfermé dans ses souvenirs et frétillant devant n'importe quel signe de modernité. Tant qu'à faire, il préfère voir vraiment ce qui se passe là-bas, sans attendre que ça nous revienne en seconde main.

Je me demande si ces différences ont encore un sens. Tout circule si rapidement, d'un bout à l'autre de la planète. À quinze ans, je me promenais sur la plage du Havre en fredonnant des airs de Jim Morrison. J'imaginais les boulevards infinis de Los Angeles, les fumées jaillissant aux carrefours de New York. Je me rappelle l'automne sur Manhattan, lors de mon premier voyage. Je débarquais au pays du cinéma, à l'aube d'une vie aventureuse. Vingt ans plus tard, me voilà enfermé dans des activités professionnelles proches de l'absurde, comme n'importe quel New-Yorkais de mon âge. Ici ou là-bas, c'est le destin mécanique d'homme moderne qui est insupportable. Ici ou là-bas, c'est la fraîcheur de la découverte qu'on voudrait retrouver avant de mourir.

J'en suis là de ma divagation quand un nouveau personnage pousse la porte de la Cour des Miracles. Il porte un imperméable et tient un sac de voyage. Irrité, il prend la parole, expliquant qu'il a cherché partout un hôtel. Il engage la conversation avec nous, prétend venir de Francfort mais, un peu plus tard, il dit arriver de Bruxelles. On dirait plutôt un type expulsé de son domicile ou viré par sa femme. Mais j'apprécie la dignité avec laquelle il veut passer pour un voyageur égaré et finit par ressortir de l'établissement, bagages à la main, en pestant contre les hôteliers.

Nous décidons d'aller boire un dernier verre chez moi. Je propose à l'Américain de nous accompagner et nous titubons tous trois sur le trottoir. David s'extasie en apprenant le nom de DJ Pascal Biaise:

– C'est incroyable! Aux États-Unis, jamais un DJ ne prendrait le nom d'un philosophe. Les Français sont vraiment bizarres!

Pascal répond qu'il s'agit réellement d'un nom antillais. Arrivés dans l'immeuble, nous nous serrons dans l'ascenseur d'une personne et demie. La porte coulissante se referme. L'engin démarre lentement. Soudain, la voix préenregistrée annonce sur un ton robotique:

«Propulsion accélérée.»

Je reconnais le timbre informatisé qui m'a déjà troublé ce matin. L'électronique déréglée aligne ses formules dans un ordre aléatoire assez inquiétant:

«Blocage des systèmes.»

Pascal Biaise me regarde, anxieux. Nous continuons à progresser vers le haut. Mon ami souffre de claustrophobie et supporte mal cette situation. Quant à moi, je m'étonne que l'ascenseur continue à monter, bien que j'aie enfoncé, comme d'habitude, la touche du troisième étage. Le mouvement devrait s'interrompre. Au rythme où nous grimpons, nous pourrions avoir dépassé la hauteur de l'immeuble… Pourtant, comme tout ce qui m'arrive depuis ce matin, j'accepte ce trouble comme un signe favorable. L'Américain est souriant; il me ressemble un peu, au même âge. Pascal lui-même finit par se calmer et l'ascenseur choisit ce moment pour amorcer son freinage. Il s'immobilise plus lentement que d'habitude et annonce:

«Essai terminé. Opération suspendue.»

Puis la porte s'ouvre, et nous voyons apparaître les toits de Paris, illuminés par une poudre d'étoiles.

La machine a grimpé jusqu'au sommet de l'immeuble. J'ignorais l'existence d'une porte sur cette terrasse goudronnée qui domine le quartier, ses cheminées, ses gouttières. La tour Eiffel se dresse au loin dans le noir. J'ai envie de prendre l'air et mes deux invités s'avancent avec moi dans le paysage nocturne. L'Américain semble aux anges:

– Voilà exactement la ville que j'aime.

On entend ronronner les voitures au loin. Un chat saute sur le toit voisin. Depuis ce matin, mon existence s'écoule comme un conte, avec ses thèmes et ses enchantements. Peut-être faudrait-il vivre toujours ainsi, glissant d'une situation à l'autre selon des enchaînements mystérieux. Juché au cœur de Paris, j'aperçois le fil doré de la Seine qui glisse entre deux immeubles, en direction de l'ouest. Je songe aux bassins du Havre, deux cents kilomètres plus loin.

– Et tout là-bas, l'Amérique, murmure DJ Pascal.

Puis il s'assoit et commence à rouler un joint.

David parle avec ferveur des années 1900. Cette nostalgie m'agacerait vite chez un Français. Affectant de mépriser leur époque, certains jeunes bourgeois se donnent des allures de petits marquis. Ils parlent un langage précieux et croient s'inspirer d'un passé meilleur. Mais l'illusion passe mieux dans ce regard étranger, parcourant la France dans une sorte de rêve éveillé. Dans l'humeur radieuse où je flotte depuis ce matin, je voudrais lui faire découvrir d'autres fragments du pays qu'il recherche. Une idée me vient:

– Veux-tu m'accompagner, demain, chez une vieille Française qui te plaira? Elle vit au bord de la mer, dans une villa pleine de livres et de tableaux,

David sourit:

– Vraiment? Et de la poussière sur les livres?

– Oui, beaucoup de poussière. Si ça t'amuse, viens à onze heures, gare Saint-Lazare, au départ du train de Dieppe. On se retrouvera sur le quai.

7 LE CHIEN

À onze heures, comme convenu, je me poste à l'entrée du quai, sachant que les décisions nocturnes se concrétisent rarement: j'ai donc peu de chance de voir apparaître – en plein jour – cet Américain rencontré à deux heures du matin, en état d'ivresse. Effectivement, il ne vient pas et je m'installe seul dans le wagon, enchanté quand même de filer à la campagne. Tout me semble léger: j'ai emporté du travail en retard (le prochain numéro de Taxi Star), mais cette perspective ne me déprime absolument pas. À peine assis, j'allume le micro-ordinateur pour commencer mon éditorial consacré au problème du stationnement.

Tel un virtuose devant son piano, je lance des déflagrations de mots sur le clavier: «Quand la préfecture de Police se décidera-t-elle à faire respecter les axes rouges?» Les touches claquent avec une régularité de mitraillette: «Dans cette affaire, les intérêts du chauffeur de taxi rejoignent ceux de l'automobiliste lambda. L'un et l'autre gagneraient au respect de la réglementation…» Emporté par l'élan, j'improvise les phrases à mi-voix. Mon moteur chauffe, les idées fusent. Ayant bouclé le premier feuillet, j'attaque déjà le second – une fine distinction entre les responsabilités de l'État et celles de la municipalité parisienne – sans m'aviser qu'un voyageur s'est assis sur la banquette voisine, de l'autre côté de l'allée.

Mes doigts courent et j'éprouve une véritable jubilation. Ace degré d'intensité, mon talent finira par éclater au-delà des cercles étroits de la presse professionnelle. Tel est l'avantage d'écrire dans Taxi Star: beaucoup de décideurs utilisent le taxi. Un jour ou l'autre, mon édito tombera sous les yeux d'un chasseur de têtes. Je relance une salve: «Les calculs électoraux du gouvernement expliqueraient-ils un certain relâchement dans le contrôle de la circulation à Paris – dont le maire n'appartient pas au même camp politique?» Je n'en sais rien, mais mon audace polémique me fait sourire. Je tourne la tête, espérant voir les autres passagers partager mon contentement. Je tombe alors sur la figure ahurie du jeune Américain d'hier soir. Costume clair, chapeau de paille sur les genoux, il me considère comme un demi-fou et prononce:

– Excusez-moi, je n'ai pas osé vous déranger.

– Mais non, au contraire. Je t'ai cherché tout à l'heure!

– J'ai attrapé le train au dernier moment. Mais ne vous occupez pas de moi, continuez à travailler.

J'apprécie sa délicatesse car, effectivement, je redoute de perdre l'inspiration, si rare qu'il faut saisir le moment opportun. Remerciant David de me laisser terminer cet article «important», je me retourne, fébrile, vers le clavier d'ordinateur pour poser la question sous un angle philosophique: «Entre les urgences de chacun et l'agrément de la ville pour tous, comment choisir?»

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