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Ils prenaient une glace au Luxembourg. David s'installait sur un banc devant les canards, ou sur une chaise près des vergers, à l'ombre de la rue d'Assas. Il remarquait que le charme parisien renvoyait, presque toujours, au siècle précédent, le reste semblant surajouté et d'une nature différente. Les boulevards et les jardins portaient tous la même signature ancienne, mais les têtes et les corps vivaient dans une autre époque. Chaque matin, les habitants du monde moderne revenaient dans ce décor qui exerçait sur eux sa présence invisible. À New York, toutes les périodes se chevauchaient dans un élan incohérent. À Paris, les corps contemporains faisaient l'effet d'intrus entre les vieux murs. Les accumulations d'automobiles évoquaient une armée de rats jetés dans le château fort où elle avait pris le pouvoir sans détruire la structure de la ville mais en la rognant, en l'adaptant pour favoriser la circulation et le stationnement.

La rêverie d'Ophélie appartenait à la Belle Epo que, mais son énergie bouillonnait, elle aussi, au rythme nouveau, ce qui produisait un curieux mélange, lorsque les deux amis buvaient un verre à une terrasse, évoquant le temps perdu où les gens s'écrivaient de longues lettres. Soudain, Ophélie sortait de son sac un téléphone portable en expliquant: «Il faut que j'interroge mon répondeur.» Elle appuyait sur des touches, écoutait sans rien dire, souriait, faisait la gueule, notait des numéros sur une feuille de papier.

Le patron est un copain

Marcel sortait rarement à cause des embouteillages. Mais le soir, de temps à autre, la petite auto klaxonnait devant l'hôtel pour conduire les deux amis dans une brasserie de Montparnasse.

À chaque coin de table, une plaque de cuivre gravée indiquait le nom du client qui s'asseyait à la même place, un siècle plus tôt: Picasso, Ravel, Apollinaire. Ophélie se précipitait vers la chaise de Verlaine, comme si cet emplacement lui revenait de droit. À la table voisine, de vieux poètes roumains regardaient les clients passer en compulsant leurs carnets de notes. Ils commandaient un café, restaient une heure devant leur tasse vide. Les touristes cherchaient dans leurs regards éteints le souvenir des poètes maudits. Régulièrement, le serveur contraignait les Roumains à prendre un autre café, car ils bloquaient les places et limitaient le chiffre d'affaires.

Face à cette compagnie, Ophélie Bohème exerçait une supériorité de diva. Elle présentait David comme un riche Américain. Dès la première visite, elle affirma en roucoulant:

– Nous sommes invités. Le patron m'adore. Deux heures plus tard, comme ils quittaient leur

table, un garçon rattrapait David par l'épaule en prononçant:

– Monsieur, vous n'avez pas payé!

Horriblement gêné, il s'était tourné vers Ophélie qui fronçait les sourcils puis s'arc-boutait, poings sur les hanches. Tandis que l'Américain sortait sa carte de crédit, elle fulminait:

– Normalement ici, je ne paie jamais. Où est le patron?

David paya.

La veille de son passage au Jeu du Million, elle voulut entraîner de nouveau David, en affirmant:

– Ce soir, vous êtes mon invité.

Elle avait revêtu une espèce d'anorak et des lunettes noires qui «faisaient fureur à Venise, l'an dernier». Elle engloutit sa douzaine d'huîtres puis redressa la tête en affirmant avec une soudaine nervosité:

– Moi, je n'accepterai jamais de coucher pour mon art!

David la sentait surexcitée. Ophélie beurra une tranche de pain de seigle tout en ajoutant:

– Vous avez remarqué ces Américains au Flore, leurs yeux brillants de bonheur? Je suis sûre de faire un triomphe à New York I

– Vous savez, ils n'ont pas meilleur goût qu'à Paris.

– Arrêtez de toujours me décourager. Pourquoi ne vous occupez-vous pas de ma carrière américaine?

Pour accompagner la viande, elle commanda un grand cru de Bordeaux. Le jeune homme contemplait le précieux liquide au fond du verre. Il prononça, mélancolique:

– J'ai quitté l'Amérique, ce n'est pas pour y retourner.

Puis, comme pour se justifier:

– Je n'ai pas connu mon père, mais il était français. Je suis donc à moitié français…

Cette phrase lui avait échappé. Jamais David n'avait songé à rechercher les traces de son père. Mais ce détail psychologique éveilla un vif intérêt chez Ophélie:

– Vous n'avez donc aucune idée de son nom? David raconta la rencontre de sa mère avec un

Français, en pleine libération sexuelle.

– Il se trouve probablement quelque part dans ce pays. Peut-être ici, à une table voisine. Je ne sais rien de lui et il ignore mon existence.

Il disait ces phrases sur un ton détaché. Mais Ophélie avait retiré ses lunettes et dardait ses yeux brillants de bonheur. Elle huma le bouquet du bordeaux avant de l'avaler. Après un silence, elle posa sa main sur celle de David en prononçant:

– Je ne voudrais pas vous donner de fausse joie… mais j'ai peut-être une idée, pour vous aider.

– M'aider à quoi? Oubliez cela.

– Non, laissez-moi réfléchir. Je vous en reparlerai demain.

Elle remit ses lunettes noires, tandis qu'arrivait le baba au rhum. Enfonçant sa fourchette, elle reprit sur le ton nerveux du début:

– Cent producteurs veulent coucher avec moi. Jamais je ne marcherai.

Mais la seconde d'après, elle parut lasse:

– Il est temps de regagner ma tour d'ivoire.

Ophélie désignait ainsi l'atelier mis à sa disposition par l'Italien jaloux. Tout en ramassant ses affaires, elle précisa:

– Demain après midi, j'ai ce grand tournage pour Cyberplanète. Voulez-vous m'accompagner au studio d'enregistrement? Voici l'adresse.

Elle griffonna quelques mots sur un morceau de papier, puis conclut:

– Je file, bonne nuit.

David prit son manteau. Au moment de franchir la porte, il sentit une main qui le retenait:

– Monsieur, vous n'avez pas réglé!

Le maître d'hôtel paraissait furieux. Penaud, David paya les mille trois cents francs, sous les regards narquois des poètes maudits. Il regagna Saint-Germain à pied, en essayant de se raisonner, pourquoi Ophélie le regardait-elle obstinément comme un riche Américain? Ne perdait-il pas ses journées avec une mythomane? Blessé, il longeait les grilles du jardin du Luxembourg en se rappelant leurs promenades. Évidemment, elle n'accomplissait pas la carrière dont elle se vantait, mais il admirait cette obstination. Évidemment, la din-guerie d'Ophélie était coûteuse, mais, après tout, les cocottes françaises ruinaient déjà les messieurs, dans les romans de Flaubert ou de Zola. Une reine de la bohème se devait d'être un peu folle et bien entretenue.

Où il est strictement interdit de fumer

Le studio de tournage se situait en banlieue nord. Descendu à la station de métro, David – en costume beige – passa sous une bretelle d'autoroute, longea des entrepôts d'accessoires informatiques. Il entra dans une cour, entre deux hangars en parpaings couverts de peinture blanche: à gauche, le studio A et, à droite, le studio B. Au fond, un hall vitré donnait sur les bureaux. Une jeune standardiste officiait à l'accueil, vêtue d'un petit bout de robe. David précisa qu'il attendait une amie. La pin-up l'invita à s'asseoir sur un fauteuil en plastique du salon d'attente.

Surgissant du couloir de gauche, des hommes pressés en costume cravate traversaient hâtivement le hall puis disparaissaient dans le couloir de droite. Ils croisaient des individus mal rasés, en jeans, qui passaient du couloir de droite au couloir de gauche. Quelques-uns se retournaient et lançaient un cri derrière eux:

– Téléphone tout de suite au directeur des programmes!

Ophélie arriva une demi-heure en retard, dans sa cape noire, coiffée d'un turban qui lui donnait un air de princesse hindoue. Elle avait couvert son visage de poudre et soupira:

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