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– Je n'en peux plus! Des coups de téléphone, des propositions. Tout se déclenche en même temps I

Déboulant du couloir de droite, un homme cravaté criait derrière lui:

– Appelez-moi cette putain de régie publicitaire.

Du couloir de gauche arrivait un gros type en tee-shirt, fouillant du doigt à l'intérieur de son nez. Le jeune cadre s'arrêta devant lui:

– François. Tu as été génial. Quelle chance de bosser pour un type comme toi.

L'autre répondit d'un grognement. Ophélie le regarda fixement et murmura:

– Pauvre François! I! fait comme s'il ne me reconnaissait pas. L'ingratitude…

Soudain ragaillardie, elle se dirigea vers la standardiste:

– Le producteur du Jeu du Million nous attend. Je suis Ophélie Bohème. Il m'a invitée à son émission.

La jeune fille redressa ses épaules nues: – Les candidats, c'est pas ici. Vous êtes dans les bureaux de la production.

– Mais puisque je vous dit que le producteur m'attend.

– Le producteur, il est en voyage. Pour les candidats, c'est dans la cour, studio A.

Elle replongea dans ses mots fléchés, tandis qu'Ophélie levait les yeux au ciel.

Un terrible spectacle les attendait dans la cour, derrière la porte du studio. À l'entrée du bâtiment, dans un espace improvisé entre les piles de projecteurs, une trentaine de personnes patientaient, assises sur des chaises d'école. Sportifs en survêtement, employés, lycéens, retraités, mères de famille accompagnées d'enfants, ils représentaient un échantillonnage peu flatteur de la société; quelques-uns mangeaient des sandwichs en attendant leur tour. Lorsque David et Ophélie entrèrent, des regards hostiles se tournèrent vers ces deux candidats supplémentaires au Jeu du Million, Mais un grand jeune homme, portant un tee-shirt de la société de production, s'approchait, tendait la main et lançait:

– Salut! Je m'appelle Swann. Vous êtes présélectionnés? Mme de Lara va vous recevoir pour un entretien. Il faut attendre un peu. Une petite heure. Il y a un distributeur de boissons, là-bas.

Tournant vers David sa tête enturbannée, Ophé-lie balbutia:

– Il doit y avoir une erreur.

Une porte s'ouvrit au fond du hall, laissant apparaître une grosse femme couperosée, en jogging fluo, qui se précipita en hurlant vers son époux:

– Je suis prise!

Son triomphe fut interrompu par l'annonce diffusée sur une enceinte:

– Mesdames et messieurs les candidats sont informés qu'il est strictement interdit de fumer. Des toilettes sont à leur disposition au sous-sol.

Ophélie tentait de négocier:

– Mais enfin, mon cher Swann, je suis une amie de Mme de Lara. Je ne vais pas attendre avec ces gens…

Le garçon s'indigna:

– Qu'est-ce qu'ils ont de moins bien que vous, ces gens?

Toute négociation fut inutile. Ophélie devait attendre comme les autres. Plusieurs écrans diffusaient des extraits du Jeu du Million. Coiffé d'un béret basque, le présentateur vedette se moquait des candidats qui riaient à ses moqueries. L'éclairage ingrat faisait ressortir les difformités de leurs corps, tandis que l'animateur était toujours filmé dans un halo favorable. Pour s'approcher du million, il fallait transporter des seaux d'eau sur un toboggan, puis répondre à une question sur la nationalité de Louis XIV: français, anglais ou chinois? Un gagnant empochait finalement le magot.

Tout en affichant sa dignité outragée, Ophélie voulut d'abord séduire les autres postulants. Assise au milieu de l'espace attente, elle entreprit de raconter sa carrière en long et en large, avec beaucoup de conviction dans l'invraisemblable. Une demi-heure plus tard, au milieu des secrétaires, des ingénieurs et des étudiants, elle récitait Ma bohème de Rimbaud en agitant les bras. Des applaudissements et des rires fusaient dans la salle. Un gendarme guadeloupéen applaudissait cette cinglée des deux mains, tandis qu'une retraitée levait vers le ciel des yeux pâmés.

Après deux heures d'attente, Swann convoqua enfin Ophélie, suivie par David, dans le bureau de Mme de Lara.

La responsable du casting se tenait derrière une table. Son café fumait. Elle dressa vers la candidate un visage las, cheveux très courts, peau vërolée. Ses yeux professionnels dévisageaient les jeunes gens comme deux suspects, priés de justifier leur candidature. Le turban d'Ophélie fut noté d'emblée par un mauvais point – trop singulier pour une émission fondée sur l'identification du téléspectateur. Mais l'actrice décida d'ouvrir la conversation sur le mode complice:

– Vous vous rappelez cette soirée dingue? Deux yeux étonnés s'éveillèrent sur le visage

fripé de Mme de Lara. Ophélie éclata de rire:

– Allons, ne faites pas l'idiote. Cannes… le Majestic, vous étiez hyperbranchée dans le cinéma, à l'époque!

– Qu'est-ce qu'elle raconte? marmonna la productrice en avalant une gorgée de café.

Ophélie poursuivait:

– Il faudra que je vous parle de mon grand projet: une relecture radicale de Claudel. Mais venons-en à nos moutons: je pense qu'une chaîne généraliste peut développer une approche nouvelle de la poésie. Alors voilà mon idée. Au lieu de porter des seaux d'eau, comme les autres candidats, j'apparaîtrai à l'écran habillée en Rimbaud. Je dirai Une saison en enfer et l'applaudimètre parlera.

La femme eut une moue de dégoût;

– Et votre ami, dans ce projet? Ophélie prit une voix plus grave:

– Je vous présente mon producteur américain, qui arrive de New York. Là-bas, c'est l'homme à la mode. Mais ici, en France, il a quelque chose à vous demander…

David se tourna, surpris.

– David ne connaît pas son père, mais nous savons qu'il est français. À la recherche de son identité, il vit depuis deux mois à l'hôtel Bonaparte. Je pense que si David participait à votre émission Sans famille, il aurait de grandes chances de retrouver ce père tant aimé.

– Intéressant, émouvant! approuva Mme de Lara.

Tandis que les deux femmes négociaient, le jeune homme sentit monter une vive irritation. Tournée vers lui, Ophélie résumait le scénario:

– Ce n'est rien, vous verrez. Vous arrivez sur le plateau, vous racontez votre histoire. Des témoins téléphonent. Ainsi, peu à peu, on remonte la piste.

La productrice devenait plus conciliante:

– On organise plusieurs face-à-face avec vos pères, vrais ou faux. Et, pour finir, une rencontre en direct avec le vrai. Vous avez un style, un physique… Ce serait magnifique.

Furieux, David interpella Ophélie avec un regain d'accent américain:

– Vous êtes complètement folle. J'aime la France des poètes. Je ne cherche pas mon père. Et je n'ai pas l'intention de participer à des émissions débiles!

– Mais, David, la télévision a besoin de poètes, et les poètes ont besoin de la télévision. Je le prouve chaque jour.

– Vous dites n'importe quoi. Ne comptez pas sur moi pour cette mascarade.

Désolée, Ophélie écarquillait les yeux devant la responsable:

– On en reparlera… En attendant, que pensez-vous de mon projet Rimbaud?

– C'est pas pour nous, grommela la productrice. On fait du populaire, de l'Audimat. David ce serait mieux. Mais commencez par vous mettre d'accord.

Rouge de colère, David quitta le studio derrière Ophélie. Sur le trottoir, il éclata:

– Vous vous moquez de moi. Vous me manipuiez selon vos intérêts. Quand je pense que vous osez parler de la bohème.

S'énervant à son tour, Ophélie lui coupa la parole:

– Vous m'avez fait rater mon casting, avec votre air idiot. Je cherche à vous rendre service, et vous faites tout pour briser ma carrière!

– Votre carrière. Quelle carrière? Je suis votre seul admirateur!

– Ah, ah, ah! Vous ne connaissez pas mes groupies! Et vous ne risquez pas de les connaître, avec vos manières. Pourquoi ne faites-vous rien pour moi, à New York?

– Mais que voulez-vous que je fasse à New York?

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