Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Pourquoi êtes-vous si radin, avec votre fortune?

– Vous délirez! Si c'est la télé qui vous intéresse. Je ne veux plus vous voir!

– Moi non plus, je ne veux plus vous voir!

Le riche Italien

David rentra seul à l'hôtel, fâché. À trop rêver de la France disparue, il était devenu l'esclave d'une dingue. Il était temps de découvrir un Paris moins factice.

À peine arrivait-il dans sa chambre d'hôtel que le téléphone sonnait. Stéphanie de Lara, directrice

de casting, se permettait de l'appeler – non pour cette émission sur les Sans famille, mais pour un magazine culturel consacré au regard des Américains sur la France. Elle avait apprécié son style, son léger accent et elle lui proposait de participer. H faillit raccrocher puis se ravisa. L'occasion se présentait de nouvelles rencontres. Il allait réfléchir. La femme ajouta:

– Mais surtout, je vous en prie: venez sans cette folle.

Le jeune Américain passa la soirée à errer dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. À une terrasse de café, il engagea la conversation avec un groupe de jeunes révolutionnaires bourgeois, enfants d'anciens jeunes révolutionnaires bourgeois. Tard dans la nuit, ayant déjà beaucoup bu, il bavarda avec une cinéphile allemande aux yeux bleus. Au petit matin, il sortait de chez Castel en compagnie d'un nommé Edouard qui improvisa une corrida automobile au milieu du boulevard Saint-Germain, avant de le laisser devant son hôtel.

En fin de matinée, on frappa à sa porte. David entrouvrit l'œil puis le referma, accablé par la migraine. On frappait plus fort et il répondit d'une voix faible:

– Entrez.

Il vit alors apparaître un curieux personnage qui s'avança dans la lumière matinale: un homme de taille moyenne, avec une grosse tête et un corps osseux dans des vêtements trop larges pour lui. La quarantaine, il avait le teint cireux mais sa peau était couverte de traces dorées, comme des paillettes. Pendant quelques secondes, il considéra David au fond du lit. Puis il prononça d'une voix sinistre:

– Faut arrêter d'embêter Vanessa!

Tout à son mal de crâne, l'Américain commença à bredouiller:

– Quelle Vanessa? Excusez-moi, je ne connais pas de Vanessa. Et je ne sais pas ce que vous faites dans ma chambre…

– Vous voyez très bien ce que je veux dire. Après tout, si Ophélie s'appelait Vanessa…

David s'inquiéta. Ce vengeur sinistre était-il le riche Italien jaloux dont Ophélie lui avait parlé? H avait plutôt l'air d'un pauvre Français. David articula faiblement:

– Je vous assure, je ne lui ai rien faitl L'autre restait imperturbable:

– Faut arrêter de l'embêter, de lui monter la tête avec sa carrière. Laissez-la tranquille. Je ne vous le répéterai pas.

David n'avait pas l'habitude des menaces. Le type claqua la porte, tandis que l'apprenti Parisien prenait cet avertissement comme une raison supplémentaire d'oublier son égérie.

Où David connaît le succès

La prestation télévisée de David – en jeune Américain découvrant la France moderne – fut un franc succès. On l'invita sur d'autres plateaux. Un magazine publia sa photo et il devint la coqueluche des soirées. Des cartes se tendaient, des rendez-vous s'offraient. La rumeur se répandait: David réalisait un reportage sur la France contemporaine pour un grand journal new-yorkais. Chacun voulait en être. Les gens critiquaient l'Amérique, mais ils ne pensaient qu'à elle. Il but beaucoup de Champagne, fréquenta les boîtes de nuit. Mais, après quelques semaines, il s'aperçut qu'il vivait à Paris comme vivent les gens branchés à New York ou ailleurs. Sauf que là-bas, son cas n'aurait intéressé personne. Ici, le fait d'être américain et d'aimer la France lui valait une faveur extraordinaire.

La maison de production qui l'avait sollicité appartenait à un groupe de communication, également propriétaire du magazine qui publia sa première interview. Conseiller littéraire de la maison Graphomane (filiale du même conglomérat), l'éditeur Jean Royaume invita l'Américain à déjeuner pour discuter d'un contrat. À la Brasserie Lipp, il lui présenta le patron du groupe – lui-même employé d'un empire agroalimentaire qui développait de nouvelles activités dans la presse, l'édition et l'Internet. Sortant de table un peu éméché, David se demandait jusqu'où remontait cette pyramide infinie dans laquelle cohabitaient hommes d'affaires, artistes, hommes politiques, publicitaires.

Il traîna un instant place Saint-Germain-des-Prés. Sous le soleil de mai, des statues vivantes posaient pour les touristes. Un faux automate du XVIIIe siècle se déplaçait par mouvements saccadés. Une fille enduite de peinture verte brandissait le flambeau de la statue de la Liberté. Un peu plus loin, la momie de Toutankhamon se dressait dans son sarcophage. Un masque doré et une couronne recouvraient à moitié son visage, mais on devinait la peau du menton qui palpitait légèrement et les gouttes de sueur suintant sous les oreilles. Le pharaon restait immobile devant un panier où l'on déposait la monnaie. Seuls les cils clignotaient et David avait l'impression que Toutankhamon le regardait fixement. La statue paraissait furieuse, pleine de haine pour ces badauds qui défilaient toute la journée. Il préféra rentrer à l'hôtel pour faire la sieste.

En fin d'après-midi, il prit son bain avant le cocktail d'une agence de mannequins. Plongé dans l'eau chaude, il se demandait pourquoi il perdait son temps à rencontrer des gens modernes qui rêvaient de vivre comme des Américains – lui qui était venu ici pour vivre comme un Français. Pourquoi il s'épuisait à connaître ce qu'il n'avait jamais voulu connaître chez lui. Il regrettait ses premiers jours à Paris, quand il se levait au petit matin, lisait son journal au bistrot, avant de partir à la découverte d'un quartier, puis de retrouver sa poétesse sur la tombe de Baudelaire.

Ophélie elle aussi fréquentait certaines soirées du show-biz. Toujours décidée à rencontrer les producteurs qui allaient relancer sa carrière, elle s'immisçait dans les réceptions. Mais sitôt qu'elle approchait, cape sur le dos, sourire décidé, les producteurs s'enfuyaient dans la pièce voisine. Elle était la terreur des cocktails, déboulant pour vendre une prestation proustienne en prime time, un projet d'installation poétique sur un parking. Abandonnée de tous au milieu de l'assemblée, Ophélie scrutait les nouveaux arrivants sur lesquels elle allait jeter son dévolu. Des groupes se formaient. Elle se glissait dans les interstices, lançait des phrases.

Un soir, elle tomba nez à nez avec David qui parlait à son futur éditeur, Jean Royaume. Les deux anciens amis se dévisagèrent. David aurait voulu parler, mais il entrevoyait de nouvelles complications. Ophélie ne voulait pas rendre les armes et elle détourna le regard. Dans un remords, David s'adressa à Royaume en disant:

– J'aimerais vous présenter une amie. L'éditeur tira David par l'épaule en grommelant:

– Je vous en prie, pas cette folle I

Tout en s'éloignant, Ophélie prononça distinctement:

– L'ingratitude et la goujaterie font bon ménage!

Dix minutes plus tard, les trois protagonistes se retrouvaient face à face dans un autre salon. La jeune femme lança à l'éditeur:

– Savez-vous que c'est moi qui ai lancé David. Vous le récupérez, espèce de charognard!

Royaume s'enfuit vers le vestiaire. Deux jours plus tard, David recevait une lettre désagréable d'Ophélie qui lui reprochait son infidélité; sa carrière à New York restait au point mort; malgré ses relations et sa fortune, l'Américain n'avait pas bougé le petit doigt pour elle. Elle joignait à son courrier un paquet de photos dont il pourrait faire bon usage en la présentant à des producteurs – s'il voulait se faire pardonner sa grossièreté. David distribua les photos. Chaque fois, la réponse était identique:

19
{"b":"100557","o":1}