– Non, pas elle! On la connaît!
Et l'Américain répliquait silencieusement:
– Goujat!
Moi, je travaille avec mes pulsions
Début juin, David reçut une invitation pour la Soirée des Créateuses, parrainée par un magazine culturel branché.
«La XXIe siècle sera féminine», indiquait une formule en tête du bristol. Suivaient les noms de cinéastes, de sculpteuses et de plusieurs écrivaines distinguées lors de la dernière saison littéraire: Françoise F. (Je m'ennuie dans ma cuisine), Emmanuelle de P. (Moi émoi), Jeanne G. (J'ai envie de jouir). Un texte joint au carton expliquait pour quelles raisons les organisateuses – dans un jeu délibérément ironique – avaient préféré le mot créateuse à celui de créatrice, chargé d'une forme de machisme linguistique et politique.
Soutenue par le ministère de la Culture, la soirée se déroulait au Temple national du livre. La façade peinte de l'immeuble représentait une immense page blanche sur laquelle s'entremêlaient des signatures de grands écrivains français. Dans le hall d'entrée, une inscription sur le mur interpellait le visiteur: «Et si la démocratie, c'était le livre?» Une fresque artistique représentait des livres en tous genres: livres d'histoire, de poésie, de mathématiques, de politique, d'informatique, de théâtre, d'art, de botanique, de bandes dessinées, de cuisine et mille autres bouquins qui se donnaient la main dans un cortège bariolé. Des présentoirs offraient des plaquettes d'information: guide des prix littéraires, guide des festivals du livre, guide des concours de la nouvelle, guide des bourses d'aide aux romanciers de moins de trente ans, guide des caisses sociales pour auteurs de plus de soixante ans.
Dans le salon d'honneur, les créateuses buvaient un verre en recevant leurs invités. À force de fréquenter les soirées mondaines, David avait adopté un style vestimentaire plus détendu. Vêtu seulement d'un pantalon clair et d'un tee-shirt, il virevoltait avec sa coupe, posait des questions, souriait aux invités qui l'avaient vu à la télé. Une jolie femme aux cheveux ras lui avoua que ses étonne-ments sur la France l'avaient bien fait rire. Deux vidéastes bruyantes – connues pour leurs travaux sur la déglingue moderne – se déplaçaient d'un groupe à l'autre avec une minicaméra. Elles avaient les cheveux teints et portaient des blousons de cuir déchirés. Une juriste pâle réfléchissait à une forme de répression spécialement adaptée au crime sexiste. Ses interlocuteurs masculins l'approuvaient.
Pour le dîner, David était placé à droite d'une critique d'art, vêtue de noir. Comme il l'interrogeait sur les derniers courants de la création contemporaine, elle le dévisagea, l'air ahuri. Puis, sans rien dire, elle se tourna de l'autre côté. À sa gauche, une grosse fille de vingt-cinq ans, plutôt sympathique, portant une veste d'homme, attirait l'attention des convives en raison du scandale provoqué par son roman: J'ai envie de jouir. Depuis qu'un député gâteux – dépourvu de toute influence – avait déclaré dans un journal de province qu'on devrait interdire ce genre d'obscénités, la presse s'était déchaînée dans une violente campagne contre la censure. Jeanne G. se considérait comme un symbole de la liberté artistique menacée. Elle affirmait:
– Moi, je travaille avec mes pulsions. J'ai des tonnes de choses à dégueuler quand j'écris.
Tout en servant à boire, David écoutait attentivement et se promettait de lire le roman sans attendre. Jeanne poursuivait:
– Les bourges, y me font chier avec leur art de classe. Je veux montrer qu'une meuf aujourd'hui, elle a envie de se taper des mecs, de les baiser, de les jeter. Je suis pour une littérature hyperprovocante, avec du cul, avec une langue trash…
Elle progressait dans sa démonstration, quand des bruits retentirent à l'entrée du salon. Personne n'y prêta d'abord attention, puis l'agitation s'intensifia. Une voix criait:
– Laissez-moi passer, espèce de goujat!
Les têtes se tournèrent et David reconnut la silhouette d'Ophélie, coiffée d'un chapeau haut de forme et vêtue d'une queue-de-pie, comme un personnage de foire déboulant avec sa volonté d'être là. L'attachée de presse, harnachée d'un sac à dos, l'empêchait d'entrer:
– Je vous ai dit au téléphone que vous n'étiez pas invitée.
Ayant capté l'attention de toute l'assemblée, Ophélie profita de sa supériorité pour lancer avec emphase:
– Bon appétit, mesdames!
Les invités se regardèrent dans les yeux, sans comprendre. Ophélie qui tenait la parole s'empressa d'enchaîner:
– Salut à vous, mesdames! Je suis une diseuse de bonne aventure. Ophélie Bohème, amie des poètes et de vous aussi, créateuses, qui voudrez bien me prêter quelques minutes d'attention. Je suis actrice, diseuse, poète, et j'étudie toutes les propositions.
L'attachée de presse restait perplexe, guettant les réactions. Après quelques secondes de silence, une voix fusa de la table:
– Laissez-la parler.
– Merci chère amie. Je vais donc vous dire un poème de Verlaine pour lequel j'ai accompli plusieurs années de recherche, afin de retrouver la gestique originale.
Prononçant ces mots, elle dressa une main vers le ciel. Plusieurs convives échangèrent des sourires. Comment cette fille était-elle entrée? À gauche de David, la critique d'art, mutique, semblait uniquement intéressée par son assiette. Concentrée, Ophélie commença d'une voix chevrotante, presque pianissimo:
Écoutez la chanson bien douce
qui ne pleure que pour vous plaire.…
Les yeux clos, elle dessinait les phrases avec ses doigts. Progressant en crescendo, elle sanglota puis déclama les vers suivants. Un rire incompressible gagnait les tables, mais elle tenait bon et bravait les sarcasmes:
Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame…
Fasciné par ce culot, David espérait une salve d'applaudissements. Il n'entendit que des murmures agacés:
– Ça suffit! Ringarde 1
– Du Rimbaud, pas du Verlaine!
L'auteuse de J'ai envie de jouir expliquait à mi-voix:
– Faut pas déconner, quand même. On n'est plus au temps de la poésie bourge, des alexandrins. Si t'inventes pas tes mots, ton crachat, mieux vaut fermer ta gueule…
Les yeux toujours fixés au fond de son assiette où la nourriture refroidissait, la critique d'art laissa échapper un gloussement moqueur. Ophélie continuait:
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que défaire une âme moins triste…
À la fin du poème, les conversations avaient repris, couvrant complètement la diseuse qui prononça le dernier vers puis s'écria:
– Quand je pense que ça prétend représenter la culture française!
À côté d'elle, la petite attachée de presse à sac à dos hurlait:
– Mademoiselle, ça suffit, vous avez eu ce que vous voulez, alors, fichez-nous la paix.
Enfin, la critique d'art, silencieuse depuis le début du repas, se dressa toute rouge et hurla:
– C'est quoi, la poésie?
Puis elle retomba sur sa chaise, tandis que la moitié de l'assemblée applaudissait.
David souffrait. Dressée avec Verlaine contre l'assemblée du dîner officiel, Ophélie avait quelque chose d'héroïque. Elle se retourna vers la porte en concluant:
– Je vous abandonne à votre misère, raclures de la création!
L'Américain se leva à son tour. Laissant sa serviette sur la table, il traversa le hall et sortit sur le trottoir. Quelques mètres plus loin, Ophélie, coiffée de son chapeau haut de forme, marchait dans la nuit d'un pas décidé. Il appela: