Le timbre du klaxon new-yorkais restait pourtant niché dans un recoin de ma mémoire, comme un passeport vers le vrai monde. Et depuis mon arrivée à New York, je l'entends vraiment, comme si je débarquais dans ce berceau légendaire devenu réalité. Le son du klaxon résonne entre les tours. Et j'ai l'impression familière d'être chez moi. Le timbre ne sort plus de l'écran mais de cette ville si proche de mes sens et de ma mémoire. Malgré l'éloignement de Paris, l'écho particulier du klaxon new-yorkais me procure un sentiment familier. Étendu sous le ciel, devant les temples extravagants du business, j'écoute cet avertisseur comme une voix maternelle venue des tréfonds de mon enfance. J'écoute ce timbre feutré, doux, aérien, monter entre les murs, etj'ai envie de bondir en poussant des cris de joie primitifs, comme si je venais de naître: «À New York. Je suis à New York!»
Au même moment, je vois s'ouvrir la porte de l'escalier. Coiffé d'une casquette et vêtu d'un anorak, David s?avance sur la terrasse, puis il s'assied sur un autre transat et me raconte sa journée. Je lui demande s'il a rendu visite à sa mère.
– Oui, je suis passé la voir. Nous sommes invités à dîner chez elle demain soir. Elle est un peu bizarre. Je me demande ce que tu en penseras.
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David avait posé ses bagages à l'hôtel. Plutôt que de «rentrer chez lui», il voulait redécouvrir New York comme il avait découvert Paris six mois plus tôt. Pour commencer, il s'était engagé à pied dans la 57e Rue, découpée d'ouest en est comme une section de rasoir au milieu des buildings.
Toute lajournée, il marcha en long et en large, excité par les dimensions de la ville. Il avançait tête en l'air, saisi, par l'ivresse verticale, cet élan vers le ciel, ces chutes d'ombre et ces poussées de lumière. Il remontait les avenues comme des vallées profondes, s'arrêtant pour boire une soupe dans une boutique perdue au pied des montagnes. Il allait droit devant lui, recueillant de simples émotions: les jets de fumée du chauffage urbain jaillissant sur la chaussée; les grands murs sans soleil des rues transversales; le dessin des gratte-ciel à travers les branches d'un jardin public. Il remonta la 5e Avenue jusqu'à la patinoire de Rockefeller Center où les corps tournaient sur la glace, au son d'une vieille romance jazz diffusée par des haut-parleurs. En regardant les couples glisser sous la perspective effilée du RCA Building, David se représentait l'ancienne beauté de New York, la poésie d'un hiver des années trente: une ville qui inventait ses décors de plaisir, sa campagne imaginaire, comme le Paris de 1900, avec son Champ-de-Mars, ses théâtres de guignols ou ses bords de Marne.
À la nuit tombante, il retrouva les immeubles noirs de la ville basse, les cheminées fumantes, les citernes en bois posées sur les toits comme des araignées, les escaliers rouilles dégringolant sur les façades. Il plongea dans le grouillement de Canal Street, parmi les étalages de clous, de vis, de transistors. Traversant les chaussées défoncées, longeant les terrains vagues d'East Houston, les brocantes à ciel ouvert, les bistrots à un dollar, il songeait: «Ah, le beau désordre, ah, la grande incertitude!» Il admirait ces sacs en plastique volant dans le vent d'un samedi froid, ces papiers gras accrochés aux arbres, cette négligence formelle, ce mouvement de la vie et de son déchet qui semblait emporter ïa ville tout entière. Une: foule de destins trafiquait, errait, chiffonnait: population rassemblée par l'urgence au centre du monde, comme montaient dans le Paris de Balzac, par les voies de chemins de fer, les peuples de province confrontés dans la catastrophe urbaine.
Franchissant en taxi la 110e Rue, il s'enfonça dans le tiers-monde, sous les fenêtres cassées des
quartiers en friche. Un Noir en haillons poussait un autre Noir sur une chaise roulante, dans les restes de Spanish Harlem; des gamins dansaient autour d'une batterie sur le trottoir. Ces immeubles effondrés, ces ordures entassées répondaient aux gratte-ciel et aux magasins de luxe, comme l'autre vérité du monde où nous vivons. David sortait d'un long sommeil. À Paris, la civilisation résistait comme un vieil hôpital. A Manhattan, tout se mêlait dans un tumulte urgent. Les canalisations surchauffées de la cité vivante craquaient de partout. Entre East River et Hudson River, dans cette cité de jour et de nuit, au milieu des klaxons, des livreurs, des piétons, dans ce mélange de races, de couleurs, de langues; devant ces épiceries de quartiers, ces petits métiers, ces trafics en tous genres, face à l'urgence vitale, à la crise permanente, il retrouvait le tumulte d'une ville.
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La nourriture est bonne, le service excellent. Les êtres qu'on rencontre paraissent intelligents, sensibles, cultivés. Les discussions durent parfois tard après le dîner. Mais toujours le bon vin, les jus de fruits, les drogues douces nous assurent des nuits délicieuses. Nous nous couchons au petit matin, dans les bras que nous choisissons. L'après-midi, nous rebondissons de nuage en nuage pour retrouver, au hasard, un parent, un ami perdu. Les morts nous congratulent avec émotion. On pleure, on se réjouit, on se rappelle des souvenirs, on se dit qu'enfin tout est possible. On se sent à la fois enfant, adulte, vieillard, et ces sensations conjuguées nous donnent une idée de la plénitude.
Le sentiment de l'éternité, au début, me faisait peur. Je craignais de m'ennuyer, comme ces rentiers terrestres qui noient leur manque d'imagination dans l'alcool. Ici l'alcool ne tue pas, ne blesse pas, ne défigure pas, ne donne pas de migraines. Toutes les substances s'écoulent comme des stimulants et, du matin au soir, un seul but nous occupe: le plaisir…
J'ai toujours adoré les histoires de paradis. Dans un vieux film en noir et blanc, Fernandel émergeait des nuages avec ses deux ailes blanches sur le dos. Il palabrait sur les douceurs de la vie éternelle. Chaque fois que je prends l'avion, je contemple par le hublot cette mer colorée de vapeur et de coton où il fait toujours beau. Je voudrais imaginer que le paradis se situe vraiment là, perché dans le ciel comme un observatoire. Les bienheureux folâtrent et observent, par des lunettes télescopiques, la vie ordinaire des terriens qui, un jour, viendront les retrouver.
Cet après-midi, allongé sur mon transat au sommet d'un hôtel new-yorkais, j'ai l'impression de flotter au-dessus du monde, avec un large point de vue qui me permet d'embrasser l'espace et l'histoire. Là-bas, vers l'océan, les quais du Havre et le train de Paris («le seul, le vrai paradis, c'est Paris», chantait un refrain d'opérette); ici, à mes pieds, l'existence qui s'acharne, se détruit, se construit.
Somnolant dans les nuages, je regarde la vie comme un songe éveillé qui nous conduit d'un lieu à l'autre, d'une rencontre à l'autre, avec certaines correspondances, certaines émotions persistantes. Nos vraies histoires ressemblent à celles que nous rêvons. Ma légende a des odeurs salées de bassins; elle passe d'une rive à l'autre de l'Atlantique, s'attarde un instant sur les boulevards parisiens puis s'enfuit devant un chien fou… Toutes ces aventures se tiennent et le temps qui passe me semble moins tragique si je le regarde comme un conte, en me laissant glisser d'un épisode à l'autre avec la curiosité du voyageur.
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David réfléchit.
Il se dit que le monde qu'il aime a peut-être disparu depuis longtemps: ce monde des villes et des campagnes, des voyages et du temps perdu, ce cheminement de l'art, découvrant des façons nouvelles d'enchanter. Tout cela s'est perdu dans une modernité plus sommaire, occupée principalement de rationaliser, de rentabiliser, de produire et de reproduire.