Tout le temps que je demeurai au château, je fus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitée par la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toute maternelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais cru d’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont d’âge me puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de s’en aller quand j’arrive.
Je ne te conterai pas en détail et jour par jour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur tout ce commencement, et si je t’ai esquissé avec quelque soin ces deux ou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, c’est qu’il m’arriva là des choses très singulières et pourtant fort naturelles, et que j’aurais dû prévoir en prenant des habits d’homme.
Ma légèreté naturelle me fit faire une imprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans une bonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce que je suis et me compromettre gravement.
Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et me divertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour à la sœur de mon ami. – Cela me paraissait très drôle de me précipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant et de le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de me pencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablement langoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille et un madrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait passer d’une chambre à une autre, je lui présentais gracieusement la main; si elle montait à cheval, je lui tenais l’étrier, et, à la promenade, je marchais toujours à côté d’elle; le soir, je lui faisais la lecture et je chantais avec elle; – bref, je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirs d’un cavalier servant.
Je faisais toutes les mines que j’avais vu faire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire comme une vraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans ma chambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que je venais de débiter du ton le plus sérieux du monde.
Alcibiade et la vieille marquise paraissaient voir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souvent tête à tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas véritablement un homme pour en mieux profiter; si je l’avais été, il n’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa mémoire.
Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une retraite avec armes et bagages; je ne pouvais cependant pas non plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère être aimable qu’en paroles: – j’espérais attraper ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse de revenir, sauf à n’en rien faire. – Je croyais qu’à mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôt oubliée.
Mais, en me jouant, j’avais éveillé une passion sérieuse et les choses tournèrent autrement: – ce qui vous retrace une vérité très connue depuis longtemps, à savoir qu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.
Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissait pas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèce d’amitié filiale; – sans doute, elle avait été courtisée, mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître: ou les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure n’était pas encore sonnée. – Les hobereaux et les gentillâtres de province, parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, et entremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisis de vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur point céder. – D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de son caractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette molle passion qui a tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques; l’idée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et elle jouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure et d’avoir encore tant d’années à être jolie.
Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. – Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre les bornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pas fait autrement attention à moi; mais, en vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus ni moins, et que cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite.
Hélas! rien ne peut détourner l’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influence bienfaisante ou maligne de son étoile.
La destinée de Rosette était de n’aimer qu’une fois dans sa vie et d’un amour impossible; il faut qu’elle la remplisse, et elle la remplira.
J’ai été aimée, ô Graciosa! et c’est une douce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se doit pas trouver dans l’autre; – oh! une bien douce chose! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relève sur son coude, se dire: – Quelqu’un pense ou rêve à moi; on s’occupe de ma vie; un mouvement de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autre créature; une parole que j’ai laissée tomber au hasard est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures entières; je suis le pôle où se dirige un aimant inquiet; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradis plus souhaité que le véritable; je mourrais, une pluie tiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus fleuri qu’une corbeille de noce; si j’étais en danger, quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et ma poitrine; on se sacrifierait pour moi! – c’est beau; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus au monde.
Cette pensée me faisait un plaisir que je me reprochais, car pour tout cela je n’avais rien à donner, et j’étais dans la position d’une personne pauvre qui accepte des présents d’un ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui en faire à son tour. Cela me charmait d’être adorée ainsi, et par instants je me laissais faire avec une singulière complaisance. À force d’entendre tout le monde m’appeler monsieur, et de me voir traiter comme si j’étais un homme, j’oubliais insensiblement que j’étais femme; – mon déguisement me semblait mon habit naturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais porté d’autre; je ne songeais plus que je n’étais au bout du compte qu’une petite évaporée qui s’était fait une épée de son aiguille, et une paire de culottes en coupant une de ses jupes.
Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. – Je n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plus rondes, et des mains plus délicates; la jupe est sur mes hanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. – Moi, par exemple, si je n’avais pas pris cette résolution, folle en apparence, mais très sage au fond, de renoncer aux habits d’un sexe qui n’est le mien que matériellement et par hasard, j’eusse été fort malheureuse: j’aime les chevaux, l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et à courir çà et là comme un jeune garçon; il m’ennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de laine dans les trous d’un canevas; – je n’aime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis le plus souvent est: – Je veux. – Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées; toutes les précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour une épée. – La seule chose qui me plaise des femmes, c’est leur beauté; – malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elle enveloppe.