Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine; – mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.
J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer.
Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte en temps et lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un gâteau volé en leur présence. Que de choses ces graves personnages auraient à dire, s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins!…
Mais laissons la tapisserie et revenons à notre histoire.
– Alcibiade, je vais faire avertir ma tante de votre arrivée.
– Oh! cela n’est pas fort pressé, ma sœur; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vous présente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passera quelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de lui faire bon accueil; – il se recommande assez lui-même. (Je dis ce qu’il a dit; ne va pas intempestivement m’accuser de fatuité.)
La belle fit un petit mouvement de tête, comme pour donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.
Tout en faisant la conversation, je la regardais en détail et je l’examinais plus attentivement que je n’avais pu le faire jusqu’alors.
Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans, et son deuil lui allait on ne peut mieux; à vrai dire, elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort désolée, et je doute qu’elle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole en manière de rhubarbe. – Je ne sais si elle avait pleuré abondamment son époux défunt; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’y paraissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait à sa main était aussi parfaitement sec que possible.
Ses yeux n’étaient pas rouges, mais au contraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’on eût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passé les larmes; il n’y avait en vérité que deux petites fossettes creusées par l’habitude de sourire, et, pour une veuve, il est juste de dire qu’on lui voyait très fréquemment les dents: ce qui n’était certainement pas un spectacle désagréable, car elle les avait petites et bien rangées. Je l’estimai tout d’abord de ne s’être pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari, de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet: je lui sus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et de parler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traîner les mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.
Cela me parut de fort bon goût; je la jugeai tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est en effet.
Elle était bien faite, le pied et la main très convenables; son costume noir était arrangé avec toute la coquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleur disparaissait complètement, et qu’elle eût pu aller au bal ainsi habillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je me marie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sa robe, car elle lui va comme un ange.
Après quelques propos, nous montâmes chez la vieille tante.
Nous la trouvâmes assise dans un grand fauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et à côté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, qui leva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par un grognement très peu amical.
Je n’ai jamais envisagé une vieille femme qu’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune; sans doute, si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traits se déformer dans une progression imperceptible, je m’y fusse paisiblement habituée. – Dans mon enfance, je n’ai été entourée que de figures jeunes et riantes, en sorte que j’ai gardé une antipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi je frissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures et vermeilles le front jaune de la douairière. – C’est une chose que je ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’aurai soixante ans, je serai ainsi; – c’est égal, je n’y puis rien faire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme ma mère.
Cependant cette vieille avait conservé de son ancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux qui l’empêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite qui est le partage des femmes qui n’ont été que jolies ou simplement fraîches; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par une patte de plis et recouverts d’une paupière large et molle, avaient encore quelques étincelles de leur feu primitif, et l’on voyait qu’ils avaient dû, sous le règne de l’autre roi, lancer des éclairs de passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé en bec d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeur sérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvre autrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé.
Son costume était antique sans être ridicule, et s’harmonisait parfaitement avec sa figure; elle avait pour coiffure une simple cornette blanche avec une petite dentelle; ses mains, longues et amaigries, qu’on devinait avoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce et sans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages d’une couleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soie gorge-de-pigeon complétaient son ajustement.
Les vieilles femmes devraient toujours s’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour ne point se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans de couleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrême jeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’en veut plus; – elles en sont pour leurs frais, comme ces courtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et que les muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et des coups de pied.
La vieille dame nous reçut avec cette aisance et cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ont suivi l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jour en jour, comme tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bien que cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.
Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda très longtemps et très attentivement avec un air fort touché. – Une larme se forma dans le coin de son œil et descendit lentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et se sécha. Elle me pria de l’excuser et me dit que je ressemblais fort à un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été tué à l’armée.