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Oh! je crois qu’il faudra cent mille siècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt années de vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi? dans quelle ombre me plongerez-vous? à quel Léthé me ferez-vous boire? sous quelle montagne enterrerez-vous le Titan? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma bouche et à faire des tremblements de terre en me changeant de côté?

Quand je pense à cela, que je suis né d’une mère si douce, si résignée, de goûts et de mœurs si simples, je suis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il qu’aucune de ses pensées, calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec le sang qu’elle m’a transmis? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit? La colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, à l’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien de la maison. Je n’ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et en quelque sorte héréditaires, de parents ou d’amis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l’un après l’autre sur le bord de leur chapeau; quelques tantes d’un certain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion; des meubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. – Le jardin était humide et sombre; le buis qui en dessinait les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras pelés étaient chargés d’y représenter de la verdure et y réussissaient assez mal; la maison de briques, avec un toit très haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose de morne et d’assoupi. – Certes, rien n’était propre à une vie séparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses: eh bien! dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit, et sans qu’il en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un degré de dépravation horrible. – Ce n’était pas le contact du monde, puisque je ne l’avais pas vu; ni le feu des passions, puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de ces braves murailles. – Le ver ne s’était pas traîné du cœur d’un autre fruit à mon cœur. Il était éclos de lui-même au plus plein de ma pulpe qu’il avait rongée et sillonnée en tous sens: en dehors rien ne paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté. Je n’avais ni tache ni piqûre; mais j’étais tout creux par dedans, et il ne me restait qu’une mince pellicule, brillamment colorée, que le moindre choc eût crevée. – N’est-ce pas là une chose inexplicable qu’un enfant né de parents vertueux, élevé avec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel point, et arrive où j’en suis arrivé? Je suis sûr qu’en remontant jusqu’à là sixième génération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de ma famille; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, mais un champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit d’orage entre ses racines moussues; et pourtant personne n’a eu plus d’aspirations et d’élans vers le beau que moi, personne n’a essayé plus opiniâtrement de déployer ses ailes; mais chaque tentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait me sauver m’a perdu.

La solitude m’est plus mauvaise que le monde, quoique je désire plus la première que le second. – Tout ce qui m’enlève à moi-même m’est salutaire: la société m’ennuie, mais m’arrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et je descends la spirale, le front penché et les bras en croix. – Aussi, depuis que le tête-à-tête est rompu, et qu’il y a du monde ici avec lequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujet à me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travaillé de ces désirs démesurés qui me fondent sur le cœur comme une nuée de vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris en affection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il est impossible d’avoir meilleure grâce; il n’est pas très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille; il a quelque chose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’est d’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard; mais, comme il est fort jeune et n’a pas d’apparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles d’aigle; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. – Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme! – Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce privilège d’avoir à mettre au service de ses bons mots et de ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin et mordant qu’il est difficile d’entendre sans être ému. – Il est vraiment parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour les belles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés, son cheval très fringant et de race; et, pour que tout fût complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la course qu’il venait de faire que son maître a été obligé de l’enlever de sa selle et de l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosette lui a fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé le dessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte. – Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pour avoir son amitié.

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