On voit tant de belles figures dans les tableaux! – pourquoi aucune de celles-là n’est-elle la mienne? – tant de têtes charmantes qui disparaissent sous la poussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries! Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles quittassent leurs cadres et vinssent s’épanouir sur mes épaules? La réputation de Raphaël souffrirait-elle beaucoup si un de ces anges qu’il fait voler par essaims dans l’outremer de ses toiles m’abandonnait son masque pour trente ans? Il y a tant d’endroits et des plus beaux de ses fresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté! On n’y prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautés silencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine d’un regard distrait? et pourquoi Dieu ou le hasard n’a-t-il pas l’esprit de faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poils emmanchés d’un bâton et quelques pâtes de différentes couleurs délayées sur une planche?
Ma première sensation devant une de ces têtes merveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et se prolonger à l’infini est le saisissement et une admiration qui n’est pas sans quelque terreur: mes yeux se trempent, mon cœur bat; puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle, et que je suis entré plus avant dans le secret de sa beauté, je fais une comparaison tacite d’elle à moi; la jalousie se tord au fond de mon âme en nœuds plus entortillés qu’une vipère, et j’ai toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur la toile et à ne pas la déchirer en morceaux.
Être beau, c’est-à-dire avoir en soi un charme qui fait que tout vous sourit et vous accueille; qu’avant que vous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en votre faveur et disposé à être de votre avis; que vous n’avez qu’à passer par une rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans la foule, des amis ou des maîtresses. N’avoir pas besoin d’être aimable pour être aimé, être dispensé de tous ces frais d’esprit et de complaisance auxquels la laideur vous oblige, et de ces mille qualités morales qu’il faut avoir pour suppléer la beauté du corps; quel don splendide et magnifique!
Et celui qui joindrait à la beauté suprême la force suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs, aurait les muscles d’Hercule, que pourrait-il désirer de plus? Je suis sûr qu’avec ces deux choses et l’âme que j’ai, avant trois ans, je serais empereur du monde! – Une autre chose que j’ai désirée presque autant que la beauté et que la force, c’est le don de me transporter aussi vite que la pensée d’un endroit à un autre. – La beauté de l’ange, la force du tigre et les ailes de l’aigle, et je commencerais à trouver que le monde n’est pas aussi mal organisé que je le croyais d’abord. – Un beau masque pour séduire et fasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et l’enlever, des ongles pour la déchirer; – tant que je n’aurai pas cela, je serai malheureux.
Toutes les passions et tous les goûts que j’ai eus n’ont été que des déguisements de ces trois désirs. J’ai aimé les armes, les chevaux et les femmes: – les armes, pour remplacer les nerfs que je n’avais pas; les chevaux, pour me servir d’ailes; les femmes, pour posséder au moins dans quelqu’une la beauté qui me manquait à moi-même. – Je recherchais de préférence les armes les plus ingénieusement meurtrières, et celles dont les blessures étaient inguérissables. Je n’ai jamais eu l’occasion de me servir d’aucun de ces kriss ou de ces yatagans: néanmoins j’aime à les avoir autour de moi; je les tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de force inexprimable, je m’en escrime à tort et à travers très énergiquement, et, si par hasard je viens à voir la réflexion de ma figure dans une glace, je suis étonné de son expression féroce. – Quant aux chevaux, je les surmène tellement qu’il faut qu’ils crèvent ou qu’ils disent pourquoi. – Si je n’avais pas renoncé à monter Ferragus, il y a longtemps qu’il serait mort, et ce serait dommage, car c’est un brave animal. Quel cheval arabe pourrait avoir les jambes aussi promptes et aussi déliées que mon désir? – Dans les femmes je n’ai cherché que l’extérieur, et, comme jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de répondre à l’idée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur les tableaux et les statues; – ce qui, après tout, est une assez pitoyable ressource quand on a des sens aussi allumés que les miens. – Cependant il y a quelque chose de grand et de beau à aimer une statue, c’est que l’amour est parfaitement désintéressé, qu’on n’a à craindre ni la satiété ni le dégoût de la victoire, et qu’on ne peut espérer raisonnablement un second prodige pareil à l’histoire de Pygmalion. – L’impossible m’a toujours plu.
N’est-il pas singulier que moi, qui suis encore aux mois les plus blonds de l’adolescence, qui, loin d’avoir abusé de tout, n’ai pas même usé des choses les plus simples, j’en sois venu à ce degré de blasement de n’être plus chatouillé que par le bizarre ou le difficile?
La satiété suit le plaisir, c’est une loi naturelle et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a mangé à un festin de tous les plats et en grande quantité n’ait plus faim et cherche à réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices ou des vins irritants, rien n’est plus facile à expliquer; mais qu’un homme qui ne fait que s’asseoir à table, et qui à peine a goûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, ne puisse toucher sans vomir qu’aux plats d’une saveur extrême et n’aime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, les truffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, c’est un phénomène qui ne peut résulter que d’une organisation particulière; c’est comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter que de l’eau-de-vie. – Je suis aussi las que si j’avais exécuté toutes les prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fort chaste et tranquille en apparence: c’est une erreur de croire que la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On y arrive aussi par le désir, et l’abstinence use plus que l’excès. – Un désir tel que le mien est quelque chose d’autrement fatigant que la possession. Son regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veut avoir et qui rayonne au-dessus de lui plus promptement et plus profondément que s’il y touchait: qu’est-ce que l’usage lui apprendrait de plus? quelle expérience peut équivaloir à cette contemplation constante et passionnée?
J’ai traversé tant de choses, quoique j’aie fait le tour de bien peu, qu’il n’y a plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. – Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants dans leur vieillesse: – l’impossible. – Tout ce que je peux faire n’a pas le moindre attrait pour moi. – Tibère, Caligula, Néron, grands Romains de l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver les flots; j’ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mes fêtes; j’ai souhaité d’être femme pour connaître de nouvelles voluptés. – Ta maison dorée, ô Néron! n’est qu’une étable fangeuse à côté du palais que je me suis élevé; ma garde-robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. – Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et mieux faits; j’ai aussi attelé à mon char des courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussi dédaigneux que vous. – Colosses du monde antique, il bat sous mes faibles côtés un cœur aussi grand que le vôtre, et, à votre place, ce que vous avez fait je l’aurais fait et peut-être davantage. Que de Babels j’ai entassées les unes sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur la création! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, – puisque je ne puis être homme?