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Mais en vérité, l’histoire est si pauvre que je suis forcé d’avoir recours aux digressions et aux réflexions.

J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi, et qu’avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et plus compliqué qu’un imbroglio espagnol.

Après avoir erré de rue en rue, je me décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans une maison, où, à ce qu’il m’a dit, on voyait un monde de jolies femmes, – une collection d’idéalités réelles, – de quoi satisfaire une vingtaine de poètes. – Il y en a pour tous les goûts: – des beautés aristocratiques avec des regards d’aigle, des yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, des mains royales et des démarches de déesse; des lis d’argent montés sur des tiges d’or; – de simples violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, œil humide et baissé, cou frêle, chair diaphane; – des beautés vives et piquantes; des beautés précieuses, des beautés de tous les genres; – car c’est un vrai sérail que cette maison-là, moins les eunuques et le kislar aga. – Mon ami me dit qu’il y a déjà fait cinq ou six passions, – tout autant; – cela me paraît extrêmement prodigieux, et j’ai bien peur de ne pas avoir un pareil succès; de C*** prétend que si, et que je réussirai bientôt plus que je ne le voudrai. Je n’ai, suivant lui, qu’un défaut dont je me corrigerai avec l’âge et en prenant du monde, c’est de faire trop de cas de la femme, et pas assez des femmes. – Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai là-dedans. – Il dit que je serai parfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers. Dieu le veuille! Il faut que les femmes sentent que je les méprise; car un compliment, qu’elles trouveraient adorable et du dernier charmant dans la bouche d’un autre, les met en colère et leur déplaît dans la mienne, autant que l’épigramme la plus sanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** me reproche.

Le cœur me battait un peu en montant l’escalier, et j’étais à peine remis de mon émotion que de C***, me poussant par le coude, me mit face à face avec une femme d’une trentaine d’années environ, – assez belle, – parée avec un luxe sourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, – ce qui ne l’empêchait pas d’être plaquée de rouge comme une roue de carrosse: – c’était la dame du lieu.

De C***, prenant cette voix grêle et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans le monde quand il veut faire le charmant, lui dit avec force démonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plus profond mépris, moitié bas, moitié haut:

– C’est ce jeune homme dont je vous ai parlé l’autre jour, – un homme d’un mérite très distingué; – il est on ne peut mieux né, et je pense qu’il ne pourra que vous être agréable de le recevoir; c’est pourquoi j’ai pris la liberté de vous le présenter.

– Assurément, monsieur, vous avez très bien fait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée. Puis elle se retourna vers moi, et, après m’avoir détaillé du coin de l’œil en connaisseuse habile, et d’une façon qui me fit rougir par-dessus les oreilles: – Vous pouvez vous regarder comme invité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurez une soirée à perdre.

Je m’inclinai assez gauchement et balbutiai quelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une haute idée de mes moyens; d’autres personnes entrèrent, ce qui me délivra des ennuis inséparables de la présentation. De C*** me tira dans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner d’importance.

– Que diable! tu vas me compromettre; je t’ai annoncé comme un phénix d’esprit, un homme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce qu’il y a de plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là comme une souche, sans sonner mot! Quelle pauvre imaginative! Je te croyais la veine plus féconde; allons donc, lâche la bride à ta langue, babille à tort et à travers; tu n’as pas besoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire, cela pourrait t’être nuisible; parle, voilà l’essentiel; parle beaucoup, parle longtemps; attire l’attention sur toi; jette-moi de côté toute crainte et toute modestie; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sont ici sont des sots, ou à peu près, et n’oublie pas qu’un orateur qui veut réussir ne peut mépriser assez son auditoire. – Que te semble de la maîtresse de la maison?

– Elle me déplaît déjà considérablement; et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je m’ennuyais autant que si j’eusse été son mari.

– Ah! voilà ce que tu en penses?

– Mais oui.

– Ta répugnance pour elle est donc tout à fait insurmontable? – Tant pis; il aurait été décent pour toi de l’avoir, ne fût-ce qu’un mois, cela est du bon air, et un jeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que par elle.

– Eh bien! je l’aurai, fis-je d’un air assez piteux, puisqu’il le faut; mais cela est-il aussi nécessaire que tu as l’air de le croire?

– Hélas, oui! cela est du dernier indispensable, et je m’en vais t’en expliquer les raisons. Mme de Thémines est à la mode maintenant; elle a tous les ridicules du jour d’une manière supérieure, quelquefois ceux de demain, mais jamais ceux d’hier: elle est parfaitement au courant. On portera ce qu’elle porte, et elle ne porte pas ce qu’on a porté. Elle est riche d’ailleurs, et ses équipages sont du meilleur goût. – Elle n’a pas d’esprit, mais beaucoup de jargon; elle a des goûts fort vifs et peu de passion. On lui plaît, mais on ne la touche pas; c’est un cœur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il n’y a pas de méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable; mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste ce qu’il est nécessaire pour qu’on ne puisse rien prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pas le billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes ne trouvent rien à dire sur elle, sinon qu’elle met son rouge trop haut, et que certaines portions de sa personne n’ont pas, en vérité, toute la rondeur qu’elles paraissent avoir, – ce qui est faux.

– Comment le sais-tu?

– La question est bonne! – comme on sait ces sortes de choses, en m’en assurant par moi-même.

– Tu as donc eu aussi Mme de Thémines!

– Certainement! Pourquoi donc ne l’aurais-je pas eue? Il eût été de la dernière inconvenance que je ne l’eusse pas. – Elle m’a rendu de grands services, et je lui en suis fort reconnaissant.

– Je ne comprends pas le genre de services qu’elle peut t’avoir rendus…

– Serais-tu réellement un sot? me dit alors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique du monde.

– Ma foi, j’en ai bien peur; – et faut-il donc tout te dire? Mme de Thémines passe, et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certains endroits, et un jeune homme qu’elle a pris et gardé pendant quelque temps peut hardiment se présenter partout, et être sûr qu’il ne restera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôt qu’une. – Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre qui n’est pas moindre, c’est que, dès que les femmes de cette société te verront l’amant en titre de Mme de Thémines, n’eussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront un plaisir et un devoir de t’enlever à une femme à la mode comme est celle-ci; et, au lieu des avances et des démarches que tu aurais à faire, tu n’auras que l’embarras du choix, et tu deviendras nécessairement le point de mire de toutes les agaceries et de toutes les minauderies possibles.

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