– Parions que vous parlez politique! Comme c’est bête, au lieu d’être avec moi!
Jean Valjean tressaillit.
– Cosette!… balbutia Marius. – Et il s’arrêta. On eût dit deux coupables.
Cosette, radieuse, continuait de les regarder tour à tour tous les deux. Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis.
– Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je viens d’entendre à travers la porte mon père Fauchelevent qui disait: – La conscience… – Faire son devoir… – C’est de la politique, ça. Je ne veux pas. On ne doit pas parler politique dès le lendemain. Ce n’est pas juste.
– Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. Nous parlons affaires. Nous parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille francs…
– Ce n’est pas tout ça, interrompit Cosette. Je viens. Veut-on de moi ici?
Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. Elle était vêtue d’un large peignoir blanc à mille plis et à grandes manches qui, partant du cou, lui tombait jusqu’aux pieds. Il y a, dans les ciels d’or des vieux tableaux gothiques, de ces charmants sacs à mettre un ange.
Elle se contempla de la tête aux pieds dans une grande glace, puis s’écria avec une explosion d’extase ineffable:
– Il y avait une fois un roi et une reine. Oh! comme je suis contente!
Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean.
– Voilà, dit-elle, je vais m’installer près de vous sur un fauteuil, on déjeune dans une demi-heure, vous direz tout ce que vous voudrez, je sais bien qu’il faut que les hommes parlent, je serai bien sage.
Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement:
– Nous parlons affaires.
– À propos, répondit Cosette, j’ai ouvert ma fenêtre, il vient d’arriver un tas de pierrots dans le jardin. Des oiseaux, pas des masques. C’est aujourd’hui mercredi des cendres; mais pas pour les oiseaux.
– Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite Cosette, laisse-nous un moment. Nous parlons chiffres. Cela t’ennuierait.
– Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius. Vous êtes fort coquet, monseigneur. Non, cela ne m’ennuiera pas.
– Je t’assure que cela t’ennuiera.
– Non. Puisque c’est vous. Je ne vous comprendrai pas, mais je vous écouterai. Quand on entend les voix qu’on aime, on n’a pas besoin de comprendre les mots qu’elles disent. Être là ensemble, c’est tout ce que je veux. Je reste avec vous, bah!
– Tu es ma Cosette bien-aimée! Impossible.
– Impossible!
– Oui.
– C’est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des nouvelles. Je vous aurais dit que mon grand-père dort encore, que votre tante est à la messe, que la cheminée de la chambre de mon père Fauchelevent fume, que Nicolette a fait venir le ramoneur, que Toussaint et Nicolette se sont déjà disputées, que Nicolette se moque du bégayement de Toussaint. Eh bien, vous ne saurez rien! Ah! c’est impossible? Moi aussi, à mon tour, vous verrez, monsieur, je dirai: c’est impossible. Qui est-ce qui sera attrapé? Je t’en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux.
– Je te jure qu’il faut que nous soyons seuls.
– Eh bien, est-ce que je suis quelqu’un?
Jean Valjean ne prononçait pas une parole. Cosette se tourna vers lui:
– D’abord, père, vous, je veux que vous veniez m’embrasser. Qu’est-ce que vous faites là à ne rien dire au lieu de prendre mon parti? qui est-ce qui m’a donné un père comme ça? Vous voyez bien que je suis très malheureuse en ménage. Mon mari me bat. Allons, embrassez-moi tout de suite.
Jean Valjean s’approcha.
Cosette se retourna vers Marius.
– Vous, je vous fais la grimace.
Puis elle tendit son front à Jean Valjean.
Jean Valjean fit un pas vers elle.
Cosette recula.
– Père, vous êtes pâle. Est-ce que votre bras vous fait mal?
– Il est guéri, dit Jean Valjean.
– Est-ce que vous avez mal dormi?
– Non.
– Est-ce que vous êtes triste?
– Non.
– Embrassez-moi. Si vous vous portez bien, si vous dormez bien, si vous êtes content, je ne vous gronderai pas.
Et de nouveau elle lui tendit son front.
Jean Valjean déposa un baiser sur ce front où il y avait un reflet céleste.
– Souriez.
Jean Valjean obéit. Ce fut le sourire d’un spectre.
– Maintenant, défendez-moi contre mon mari.
– Cosette!… fit Marius.
– Fâchez-vous, père. Dites-lui qu’il faut que je reste. On peut bien parler devant moi. Vous me trouvez donc bien sotte. C’est donc bien étonnant ce que vous dites! des affaires, placer de l’argent à une banque, voilà grand’chose. Les hommes font les mystérieux pour rien. Je veux rester. Je suis très jolie ce matin; regarde-moi, Marius.
Et avec un haussement d’épaules adorable et on ne sait quelle bouderie exquise, elle regarda Marius. Il y eut comme un éclair entre ces deux êtres. Que quelqu’un fût là, peu importait.
– Je t’aime! dit Marius.
– Je t’adore! dit Cosette.
Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre.
– À présent, reprit Cosette en rajustant un pli de son peignoir avec une petite moue triomphante, je reste.
– Cela, non, répondit Marius d’un ton suppliant. Nous avons quelque chose à terminer.
– Encore non?
Marius prit une inflexion de voix grave:
– Je t’assure, Cosette, que c’est impossible.
– Ah! vous faites votre voix d’homme, monsieur. C’est bon, on s’en va. Vous, père, vous ne m’avez pas soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon papa, vous êtes des tyrans. Je vais le dire à grand-père. Si vous croyez que je vais revenir et vous faire des platitudes, vous vous trompez. Je suis fière. Je vous attends à présent. Vous allez voir que c’est vous qui allez vous ennuyer sans moi. Je m’en vais, c’est bien fait.
Et elle sortit.
Deux secondes après, la porte se rouvrit, sa fraîche tête vermeille passa encore une fois entre les deux battants, et elle leur cria: