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Et Jean Valjean regarda Marius en face.

Tout ce qu’éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. De certains coups de vent de la destinée font de ces vagues dans notre âme.

Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans lesquels tout se disperse en nous; nous disons les premières choses venues, lesquelles ne sont pas toujours précisément celles qu’il faudrait dire. Il y a des révélations subites qu’on ne peut porter et qui enivrent comme un vin funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu’un qui lui en aurait voulu de cet aveu.

– Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela? Qu’est-ce qui vous y force? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous n’êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué? Vous avez une raison pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre chose. À quel propos faites-vous cet aveu? Pour quel motif?

– Pour quel motif? répondit Jean Valjean d’une voix si basse et si sourde qu’on eût dit que c’était à lui-même qu’il parlait plus qu’à Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire: Je suis un forçat? Eh bien oui! le motif est étrange. C’est par honnêteté. Tenez, ce qu’il y a de malheureux, c’est un fil que j’ai là dans le cœur et qui me tient attaché. C’est surtout quand on est vieux que ces fils-là sont solides. Toute la vie se défait alentour; ils résistent. Si j’avais pu arracher ce fil, le casser, dénouer le nœud ou le couper, m’en aller bien loin, j’étais sauvé, je n’avais qu’à partir; il y a des diligences rue du Bouloy; vous êtes heureux, je m’en vais. J’ai essayé de le rompre, ce fil, j’ai tiré dessus, il a tenu bon, il n’a pas cassé, je m’arrachais le cœur avec. Alors j’ai dit: Je ne puis pas vivre ailleurs que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement? Vous m’offrez une chambre dans la maison, madame Pontmercy m’aime bien, elle dit à ce fauteuil: tends-lui les bras, votre grand-père ne demande pas mieux que de m’avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun, je donnerai le bras à Cosette… – à madame Pontmercy, pardon, c’est l’habitude, – nous n’aurons qu’un toit, qu’une table, qu’un feu, le même coin de cheminée l’hiver, la même promenade l’été, c’est la joie cela, c’est le bonheur cela, c’est tout, cela. Nous vivrons en famille. En famille!

À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le plancher à ses pieds comme s’il voulait y creuser un abîme, et sa voix fut tout à coup éclatante:

– En famille! non. Je ne suis d’aucune famille, moi. Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis le malheureux; je suis dehors. Ai-je eu un père et une mère? j’en doute presque [105]. Le jour où j’ai marié cette enfant, cela a été fini, je l’ai vue heureuse, et qu’elle était avec l’homme qu’elle aime, et qu’il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes les joies dans cette maison, et que c’était bien, et je me suis dit: Toi, n’entre pas. Je pouvais mentir, c’est vrai, vous tromper tous, rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j’ai pu mentir; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il suffisait de me taire, c’est vrai, et tout continuait. Vous me demandez ce qui me force à parler? une drôle de chose, ma conscience. Me taire, c’était pourtant bien facile. J’ai passé la nuit à tâcher de me le persuader; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si extraordinaire que vous en avez le droit; eh bien oui, j’ai passé la nuit à me donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons, j’ai fait ce que j’ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n’ai pas réussi; ni à casser le fil qui me tient par le cœur fixé, rivé et scellé ici, ni à faire taire quelqu’un qui me parle bas quand je suis seul. C’est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à peu près tout. Il y a de l’inutile à dire qui ne concerne que moi; je le garde pour moi. L’essentiel, vous le savez. Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. Et j’ai éventré mon secret sous vos yeux. Ce n’était pas une résolution aisée à prendre. Toute la nuit je me suis débattu. Ah! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n’était point là l’affaire Champmathieu, qu’en cachant mon nom je ne faisais de mal à personne, que le nom de Fauchelevent m’avait été donné par Fauchelevent lui-même en reconnaissance d’un service rendu, et que je pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que vous m’offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j’aurais l’idée d’être dans la même maison qu’elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné. Continuer d’être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui, excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon âme restait noir. Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai visage, je l’aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement, j’aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j’aurais eu des ténèbres; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j’aurais introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec la pensée que, si vous saviez qui je suis, vous m’en chasseriez, je me serais laissé servir par des domestiques qui, s’ils avaient su, auraient dit: Quelle horreur! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main! Il y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux blancs vénérables et des cheveux blancs flétris; à vos heures les plus intimes, quand tous les cœurs se seraient crus ouverts jusqu’au fond les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble, votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu! J’aurais été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l’aurais condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été trois têtes dans le bonnet vert! Est-ce que vous ne frissonnez pas? Je ne suis que le plus accablé des hommes, j’en aurais été le plus monstrueux. Et ce crime, je l’aurais commis tous les jours! Et ce mensonge, je l’aurais fait tous les jours! Et cette face de nuit, je l’aurais eue sur mon visage tous les jours! Et ma flétrissure, je vous en aurais donné votre part tous les jours! tous les jours! à vous mes bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents! Se taire n’est rien? garder le silence est simple? Non, ce n’est pas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l’aurais bu goutte à goutte, je l’aurais recraché, puis rebu, j’aurais fini à minuit et recommencé à midi, et mon bonjour aurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et j’aurais dormi là-dessus, et j’aurais mangé cela avec mon pain, et j’aurais regardé Cosette en face, et j’aurais répondu au sourire de l’ange par le sourire du damné, et j’aurais été un fourbe abominable! Pourquoi faire? pour être heureux. Pour être heureux, moi! Est-ce que j’ai le droit d’être heureux? Je suis hors de la vie, monsieur.

Jean Valjean s’arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de nouveau, mais ce n’était plus la voix sourde, c’était la voix sinistre.

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[105] Comme la petite fille anonyme du couvent qui disait (II, 6, 4): «Moi, ma mère n'était pas là quand je suis née», et comme Cosette elle-même, à la question de Jean Valjean: [«Tu n'as donc pas de mère?

– Je ne sais pas, répondit l'enfant.

[…] Je ne crois pas. Les autres en ont Moi, je n'en ai pas.

Et après un silence, elle reprit:

– Je crois que je n'en ai jamais eu.» (II, 3, 7)

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