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Toussaint était désormais inutile à Jean Valjean; Cosette en avait hérité et l’avait promue au grade de femme de chambre.

Quant à Jean Valjean, il y avait dans la maison Gillenormand une belle chambre meublée exprès pour lui, et Cosette lui avait si irrésistiblement dit: «Père, je vous en prie», qu’elle lui avait fait à peu près promettre qu’il viendrait l’habiter.

Quelques jours avant le jour fixé pour le mariage, il était arrivé un accident à Jean Valjean; il s’était un peu écrasé le pouce de la main droite. Ce n’était point grave; et il n’avait pas permis que personne s’en occupât, ni le pansât, ni même vit son mal, pas même Cosette. Cela pourtant l’avait forcé de s’emmitoufler la main d’un linge, et de porter le bras en écharpe, et l’avait empêché de rien signer. M. Gillenormand, comme subrogé tuteur de Cosette, l’avait suppléé.

Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie ni à l’église. On ne suit guère deux amoureux jusque-là, et l’on a l’habitude de tourner le dos au drame dès qu’il met à sa boutonnière un bouquet de marié. Nous nous bornerons à noter un incident qui, d’ailleurs inaperçu de la noce, marqua le trajet de la rue des Filles-du-Calvaire à l’église Saint-Paul.

On repavait à cette époque l’extrémité nord de la rue Saint-Louis. Elle était barrée à partir de la rue du Parc-Royal. Il était impossible aux voitures de la noce d’aller directement à Saint-Paul. Force était de changer l’itinéraire, et le plus simple était de tourner par le boulevard. Un des invités fit observer que c’était le mardi gras, et qu’il y aurait là encombrement de voitures. – Pourquoi? demanda M. Gillenormand. – À cause des masques. – À merveille, dit le grand-père. Allons par là. Ces jeunes gens se marient; ils vont entrer dans le sérieux de la vie. Cela les préparera de voir un peu de mascarade.

On prit par le boulevard. La première des berlines de la noce contenait Cosette et la tante Gillenormand, M. Gillenormand et Jean Valjean. Marius, encore séparé de sa fiancée, selon l’usage, ne venait que dans la seconde. Le cortège nuptial, au sortir de la rue des Filles-du-Calvaire, s’engagea dans la longue procession de voitures qui faisait la chaîne sans fin de la Madeleine à la Bastille et de la Bastille à la Madeleine.

Les masques abondaient sur le boulevard. Il avait beau pleuvoir par intervalles, Paillasse, Pantalon et Gille s’obstinaient. Dans la bonne humeur de cet hiver de 1833, Paris s’était déguisé en Venise. On ne voit plus de ces mardis gras-là aujourd’hui. Tout ce qui existe étant un carnaval répandu, il n’y a plus de carnaval.

Les contre-allées regorgeaient de passants et les fenêtres de curieux. Les terrasses qui couronnent les péristyles des théâtres étaient bordées de spectateurs. Outre les masques, on regardait ce défilé, propre au mardi gras comme à Longchamps, de véhicules de toutes sortes, citadines, tapissières, carrioles, cabriolets, marchant en ordre, rigoureusement rivés les uns aux autres par les règlements de police et comme emboîtés dans des rails. Quiconque est dans un de ces véhicules-là est tout à la fois spectateur et spectacle. Des sergents de ville maintenaient sur les bas côtés du boulevard ces deux interminables files parallèles se mouvant en mouvement contrarié, et surveillaient, pour que rien n’entravât leur double courant, ces deux ruisseaux de voitures coulant, l’un en aval, l’autre en amont, l’un vers la chaussée d’Antin, l’autre vers le faubourg Saint-Antoine. Les voitures armoriées des pairs de France et des ambassadeurs tenaient le milieu de la chaussée, allant et venant librement. De certains cortèges magnifiques et joyeux, notamment le Bœuf Gras, avaient le même privilège. Dans cette gaîté de Paris, l’Angleterre faisait claquer son fouet; la chaise de poste de lord Seymour [83], harcelée d’un sobriquet populacier, passait à grand bruit.

Dans la double file, le long de laquelle des gardes municipaux galopaient comme des chiens de berger, d’honnêtes berlingots de famille, encombrés de grand’tantes et d’aïeules, étalaient à leurs portières de frais groupes d’enfants déguisés, pierrots de sept ans, pierrettes de six ans, ravissants petits êtres, sentant qu’ils faisaient officiellement partie de l’allégresse publique, pénétrés de la dignité de leur arlequinade et ayant une gravité de fonctionnaires.

De temps en temps un embarras survenait quelque part dans la procession des véhicules; l’une ou l’autre des deux files latérales s’arrêtait jusqu’à ce que le nœud fût dénoué; une voiture empêchée suffisait pour paralyser toute la ligne. Puis on se remettait en marche.

Les carrosses de la noce étaient dans la file allant vers la Bastille et longeant le côté droit du boulevard. À la hauteur de la rue du Pont-aux-Choux, il y eut un temps d’arrêt. Presque au même instant, sur l’autre bas côté, l’autre file qui allait vers la Madeleine s’arrêta également. Il y avait à ce point-là de cette file une voiture de masques.

Ces voitures, ou, pour mieux dire, ces charretées de masques sont bien connues des Parisiens. Si elles manquaient à un mardi gras ou à une mi-carême, on y entendrait malice, et l’on dirait: Il y a quelque chose là-dessous. Probablement le ministère va changer. Un entassement de Cassandres, d’Arlequins et de Colombines, cahoté au-dessus des passants, tous les grotesques possibles depuis le turc jusqu’au sauvage, des hercules supportant des marquises, des poissardes qui feraient boucher les oreilles à Rabelais de même que les ménades faisaient baisser les yeux à Aristophane, perruques de filasse, maillots roses, chapeaux de faraud, lunettes de grimacier, tricornes de Janot taquinés par un papillon, cris jetés aux piétons, poings sur les hanches, postures hardies, épaules nues, faces masquées, impudeurs démuselées; un chaos d’effronteries promené par un cocher coiffé de fleurs; voilà ce que c’est que cette institution.

La Grèce avait besoin du chariot de Thespis, la France a besoin du fiacre de Vadé [84].

Tout peut être parodié, même la parodie. La saturnale, cette grimace de la beauté antique, arrive, de grossissement en grossissement, au mardi gras; et la bacchanale, jadis couronnée de pampres, inondée de soleil, montrant des seins de marbre dans une demi-nudité divine, aujourd’hui avachie sous la guenille mouillée du nord, a fini par s’appeler la chie-en-lit.

La tradition des voitures de masques remonte aux plus vieux temps de la monarchie. Les comptes de Louis XI allouent au bailli du palais «vingt sous tournois pour trois coches de mascarades ès carrefours». De nos jours, ces monceaux bruyants de créatures se font habituellement charrier par quelque ancien coucou dont ils encombrent l’impériale, ou accablent de leur tumultueux groupe un landau de régie dont les capotes sont rabattues. Ils sont vingt dans une voiture de six. Il y en a sur le siège, sur le strapontin, sur les joues des capotes, sur le timon. Ils enfourchent jusqu’aux lanternes de la voiture. Ils sont debout, couchés, assis, jarrets recroquevillés, jambes pendantes. Les femmes occupent les genoux des hommes. On voit de loin sur le fourmillement des têtes leur pyramide forcenée. Ces carrossées font des montagnes d’allégresse au milieu de la cohue. Collé, Panard et Piron [85] en découlent, enrichis d’argot. On crache de là-haut sur le peuple le catéchisme poissard. Ce fiacre, devenu démesuré par son chargement, a un air de conquête. Brouhaha est à l’avant, Tohubohu est à l’arrière. On y vocifère, on y vocalise, on y hurle, on y éclate, on s’y tord de bonheur; la gaîté y rugit, le sarcasme y flamboie, la jovialité s’y étale comme une pourpre; deux haridelles y traînent la farce épanouie en apothéose; c’est le char du triomphe du Rire.

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[83] Lord Seymour (1805-1860). Surnommé «mylord l'Arsouille», ce lion excentrique aimait, les jours de Mardi gras lors de la fameuse descente de la Courtille, lancer à la foule des pièces d'or frites! Cette friture avait du succès.

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[84] Joseph Vadé (1719-1757), chansonnier dramaturge, créateur de la littérature «poissarde» consacrée aux us et langage des Halles. Cette mode du XVIIIe siècle s'était répandue jusque dans les salons, et avait inspiré des «catéchismes poissards» dont les amateurs débitaient des extraits les jours de Mardi gras, encore dans la première moitié du XIXe siècle.

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[85] Collé a déjà été cité pour sa Partie de chasse de Henri IV, voir III, 4, note 75; Piron était son ami et son semblable ainsi que Panard, surnommé par Marmontel «le La Fontaine du Vaudeville». Tous trois semblent avoir beaucoup amusé le milieu du XVIIIe siècle par leurs chansons satiriques et un peu olé-olé.

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