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Ange est le seul mot de la langue qui ne puisse s’user. Aucun autre mot ne résisterait à l’emploi impitoyable qu’en font les amoureux.

Puis, comme il y avait des assistants, ils s’interrompirent et ne dirent plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.

M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et cria:

– Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons, un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur aise.

Et, s’approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:

– Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.

La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n’avait rien d’agressif; ce n’était pas le moins du monde le regard scandalisé et envieux d’une chouette à deux ramiers; c’était l’œil bête d’une pauvre innocente de cinquante-sept ans; c’était la vie manquée regardant ce triomphe, l’amour.

– Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t’avais bien dit que cela t’arriverait.

Il resta un moment silencieux et ajouta:

– Regarde le bonheur des autres.

Puis il se tourna vers Cosette:

– Qu’elle est jolie! qu’elle est jolie! C’est un Greuze. Tu vas donc avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l’échappes belle avec moi, tu es heureux, si je n’avais pas quinze ans de trop, nous nous battrions à l’épée à qui l’aurait. Tiens! je suis amoureux de vous, mademoiselle. C’est tout simple. C’est votre droit. Ah! la belle jolie charmante petite noce que cela va faire! C’est Saint-Denis du Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j’aurai une dispense pour que vous vous épousiez à Saint-Paul [70]. L’église est mieux. C’est bâti par les jésuites. C’est plus coquet. C’est vis-à-vis la fontaine du cardinal de Birague. Le chef-d’œuvre de l’architecture jésuite est à Namur [71]. Ça s’appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je veux que les filles se marient, c’est fait pour ça. Il y a une certaine sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille, c’est beau, mais c’est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le peuple, il faut Jeanne d’Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à quoi bon rester fille? Je sais bien qu’on a une chapelle à part dans l’église et qu’on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais, sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d’un an, un gros mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses petites pattes roses en riant comme l’aurore, cela vaut pourtant mieux que de tenir un cierge à vêpres et de chanter Turris eburnea !

Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans, et se remit à parler, comme un ressort qui repart:

– Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries,

Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries [73].

«À propos!

– Quoi? mon père?

– N’avais-tu pas un ami intime?

– Oui, Courfeyrac.

– Qu’est-il devenu?

– Il est mort.

– Ceci est bon.

Il s’assit près d’eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains dans ses vieilles mains ridées.

– Elle est exquise, cette mignonne. C’est un chef-d’œuvre, cette Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera que baronne, c’est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L’amour, c’est la bêtise des hommes et l’esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à coup, quel malheur! Voilà que j’y pense! Plus de la moitié de ce que j’ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma mort, dans une vingtaine d’années d’ici, ah! mes pauvres enfants, vous n’aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront au diable l’honneur de le tirer par la queue.

Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:

– Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.

C’était la voix de Jean Valjean.

Il n’avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même plus savoir qu’il était là, et il se tenait debout et immobile derrière tous ces gens heureux.

– Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le grand-père effaré.

– C’est moi, reprit Cosette.

– Six cent mille francs! répondit Gillenormand.

– Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.

Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris pour un livre.

Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c’était une liasse de billets de banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs.

– Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.

– Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.

– Ceci arrange bien des choses, n’est-ce pas, mademoiselle Gillenormand aînée, reprit l’aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans l’arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.

– Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire six cent mille, quoi!

Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils firent à peine attention à ce détail.

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[70] C'est à Saint-Paul que s'était mariée Léopoldine, le 15 février 1843, dix ans, à un jour près, après la rencontre de Juliette et de V. Hugo. Saint-Denis du Saint-Sacrement était, en 1833, en construction et ne fut achevée qu'en 1835.

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[71] V. Hugo avait achevé son voyage de Hollande, l'été 1861, en passant par Namur, le 26 août; ce qui avait sans doute ravivé ses souvenirs du voyage du Rhin – voir la Lettre VI.

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[72] «Tour d'ivoire», une des invocations des litanies de la Vierge.

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[73] Gillenormand corrige ici un vers de Boileau:

Enfin, bornant le cours de tes galanteries,

Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries?

(Satires, X.)

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