Jean Valjean s’aperçut tout de suite que Thénardier ne le reconnaissait pas.
Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre, comme s’ils se prenaient mesure. Thénardier rompit le premier le silence.
– Comment vas-tu faire pour sortir? Jean Valjean ne répondit pas.
Thénardier continua:
– Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t’en ailles d’ici.
– C’est vrai, dit Jean Valjean.
– Eh bien, part à deux.
– Que veux-tu dire?
– Tu as tué l’homme; c’est bien. Moi, j’ai la clef. Thénardier montrait du doigt Marius. Il poursuivit:
– Je ne te connais pas, mais je veux t’aider. Tu dois être un ami.
Jean Valjean commença à comprendre. Thénardier le prenait pour un assassin.
Thénardier reprit:
– Écoute, camarade. Tu n’as pas tué cet homme sans regarder ce qu’il avait dans ses poches. Donne-moi ma moitié. Je t’ouvre la porte.
Et, tirant à demi une grosse clef de dessous sa blouse toute trouée, il ajouta:
– Veux-tu voir comment est faite la clef des champs? Voilà.
Jean Valjean «demeura stupide», le mot est du vieux Corneille [53], au point de douter que ce qu’il voyait fût réel. C’était la providence apparaissant horrible, et le bon ange sortant de terre sous la forme de Thénardier.
Thénardier fourra son poing dans une large poche cachée sous sa blouse, en tira une corde et la tendit à Jean Valjean.
– Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marché.
– Pourquoi faire, une corde?
– Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras dehors. Il y a là un tas de gravats.
– Pourquoi faire, une pierre?
– Imbécile, puisque tu vas jeter le pantre [54] à la rivière, il te faut une pierre et une corde, sans quoi ça flotterait sur l’eau.
Jean Valjean prit la corde. Il n’est personne qui n’ait de ces acceptations machinales.
Thénardier fit claquer ses doigts comme à l’arrivée d’une idée subite:
– Ah çà, camarade, comment as-tu fait pour te tirer là-bas de la fondrière? je n’ai pas osé m’y risquer. Peuh! tu ne sens pas bon.
Après une pause, il ajouta:
– Je te fais des questions, mais tu as raison de ne pas y répondre. C’est un apprentissage pour le fichu quart d’heure du juge d’instruction. Et puis, en ne parlant pas du tout, on ne risque pas de parler trop haut. C’est égal, parce que je ne vois pas ta figure et parce que je ne sais pas ton nom, tu aurais tort de croire que je ne sais pas qui tu es et ce que tu veux. Connu. Tu as un peu cassé ce monsieur; maintenant tu voudrais le serrer quelque part. Il te faut la rivière, le grand cache-sottise. Je vas te tirer d’embarras. Aider un bon garçon dans la peine, ça me botte.
Tout en approuvant Jean Valjean de se taire, il cherchait visiblement à le faire parler. Il lui poussa l’épaule, de façon à tâcher de le voir de profil, et s’écria sans sortir pourtant du médium où il maintenait sa voix:
– À propos de la fondrière, tu es un fier animal. Pourquoi n’y as-tu pas jeté l’homme?
Jean Valjean garda le silence.
Thénardier reprit en haussant jusqu’à sa pomme d’Adam la loque qui lui servait de cravate, geste qui complète l’air capable d’un homme sérieux:
– Au fait, tu as peut-être agi sagement. Les ouvriers demain en venant boucher le trou auraient, à coup sûr, trouvé le pantinois oublié là, et on aurait pu, fil à fil, brin à brin, pincer ta trace, et arriver jusqu’à toi. Quelqu’un a passé par l’égout. Qui? par où est-il sorti? l’a-t-on vu sortir? La police est pleine d’esprit. L’égout est traître, et vous dénonce. Une telle trouvaille est une rareté, cela appelle l’attention, peu de gens se servent de l’égout pour leurs affaires, tandis que la rivière est à tout le monde. La rivière, c’est la vraie fosse. Au bout d’un mois, on vous repêche l’homme aux filets de Saint-Cloud. Eh bien, qu’est-ce que cela fiche? c’est une charogne, quoi! Qui a tué cet homme? Paris. Et la justice n’informe même pas. Tu as bien fait.
Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet, Thénardier lui secoua de nouveau l’épaule.
– Maintenant, concluons l’affaire. Partageons. Tu as vu ma clef, montre-moi ton argent.
Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu menaçant, pourtant amical.
Il y avait une chose étrange; les allures de Thénardier n’étaient pas simples; il n’avait pas l’air tout à fait à son aise; tout en n’affectant pas d’air mystérieux, il parlait bas; de temps en temps, il mettait son doigt sur sa bouche et murmurait: chut! Il était difficile de deviner pourquoi. Il n’y avait là personne qu’eux deux. Jean Valjean pensa que d’autres bandits étaient peut-être cachés dans quelque recoin, pas très loin, et que Thénardier ne se souciait pas de partager avec eux.
Thénardier reprit:
– Finissons. Combien le pantre [55] avait-il dans ses profondes?
Jean Valjean se fouilla.
C’était, on s’en souvient [56], son habitude, d’avoir toujours de l’argent sur lui. La sombre vie d’expédients à laquelle il était condamné lui en faisait une loi. Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. En mettant, la veille au soir, son uniforme de garde national, il avait oublié, lugubrement absorbé qu’il était, d’emporter son portefeuille. Il n’avait que quelque monnaie dans le gousset de son gilet. Cela se montait à une trentaine de francs. Il retourna sa poche, toute trempée de fange, et étala sur la banquette du radier un louis d’or, deux pièces de cinq francs et cinq ou six gros sous.
Thénardier avança la lèvre inférieure avec une torsion de cou significative.
– Tu l’as tué pour pas cher, dit-il.
Il se mit à palper, en toute familiarité, les poches de Jean Valjean et les poches de Marius. Jean Valjean, préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait faire. Tout en maniant l’habit de Marius, Thénardier, avec une dextérité d’escamoteur, trouva moyen d’en arracher, sans que Jean Valjean s’en aperçût, un lambeau qu’il cacha sous sa blouse, pensant probablement que ce morceau d’étoffe pourrait lui servir plus tard à reconnaître l’homme assassiné et l’assassin. Il ne trouva du reste rien de plus que les trente francs.
– C’est vrai, dit-il, l’un portant l’autre, vous n’avez pas plus que ça.