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Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé. Nous sommes forcé d'ajouter qu'en cet instant-là elle tirait la langue d'une façon démesurée. Tout à coup elle se retourna et saisit la poupée avec emportement.

– Je l'appellerai Catherine [67], dit-elle.

Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.

– Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise?

– Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.

Maintenant c'étaient Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.

Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s'assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot dans l'attitude de la contemplation.

– Joue donc, Cosette, dit l'étranger.

– Oh! je joue, répondit l'enfant.

Cet étranger, cet inconnu qui avait l'air d'une visite que la providence faisait à Cosette, était en ce moment-là ce que la Thénardier haïssait le plus au monde. Pourtant il fallait se contraindre. C'était plus d'émotions qu'elle n'en pouvait supporter, si habituée qu'elle fût à la dissimulation par la copie qu'elle tâchait de faire de son mari dans toutes ses actions. Elle se hâta d'envoyer ses filles coucher, puis elle demanda à l'homme jaune la permission d'y envoyer aussi Cosette, qui a bien fatigué aujourd'hui, ajouta-t-elle d'un air maternel. Cosette s'alla coucher emportant Catherine entre ses bras.

La Thénardier allait de temps en temps à l'autre bout de la salle où était son homme, pour se soulager l'âme, disait-elle. Elle échangeait avec son mari quelques paroles d'autant plus furieuses qu'elle n'osait les dire haut:

– Vieille bête! qu'est-ce qu'il a donc dans le ventre? Venir nous déranger ici! vouloir que ce petit monstre joue! lui donner des poupées! donner des poupées de quarante francs à une chienne que je donnerais moi pour quarante sous! Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la duchesse de Berry! Y a-t-il du bon sens? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là?

– Pourquoi? C'est tout simple, répliquait le Thénardier. Si ça l'amuse! Toi, ça t'amuse que la petite travaille, lui, ça l'amuse qu'elle joue. Il est dans son droit. Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu'est-ce que ça te fait? Si c'est un imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu'il a de l'argent?

Langage de maître et raisonnement d'aubergiste qui n'admettaient ni l'un ni l'autre la réplique.

L'homme s'était accoudé sur la table et avait repris son attitude de rêverie. Tous les autres voyageurs, marchands et rouliers, s'étaient un peu éloignés et ne chantaient plus. Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu, qui tirait de sa poche les roues de derrière avec tant d'aisance et qui prodiguait des poupées gigantesques à de petites souillons en sabots, était certainement un bonhomme magnifique et redoutable.

Plusieurs heures s'écoulèrent. La messe de minuit était dite, le réveillon était fini, les buveurs s'en étaient allés, le cabaret était fermé, la salle basse était déserte, le feu s'était éteint, l'étranger était toujours à la même place et dans la même posture. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s'appuyait. Voilà tout. Mais il n'avait pas dit un mot depuis que Cosette n'était plus là.

Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité, étaient restés dans la salle. – Est-ce qu'il va passer la nuit comme ça? grommelait la Thénardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à son mari: – Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. – Le mari s'assit à une table dans un coin, alluma une chandelle et se mit à lire le Courrier français .

Une bonne heure se passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins trois fois le Courrier français, depuis la date du numéro jusqu'au nom de l'imprimeur. L'étranger ne bougeait pas.

Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l'homme. – Est-ce qu'il dort? pensa Thénardier. – L'homme ne dormait pas, mais rien ne pouvait l'éveiller.

Enfin Thénardier ôta son bonnet, s'approcha doucement, et s'aventura à dire:

– Est-ce que monsieur ne va pas reposer?

Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier. Reposer sentait le luxe et était du respect. Ces mots-là ont la propriété mystérieuse et admirable de gonfler le lendemain matin le chiffre de la carte à payer. Une chambre où l'on couche coûte vingt sous; une chambre où l'on repose coûte vingt francs.

– Tiens! dit l'étranger, vous avez raison. Où est votre écurie?

– Monsieur, fit le Thénardier avec un sourire, je vais conduire monsieur.

Il prit la chandelle, l'homme prit son paquet et son bâton, et Thénardier le mena dans une chambre au premier qui était d'une rare splendeur, toute meublée en acajou avec un lit-bateau et des rideaux de calicot rouge.

– Qu'est-ce que c'est que cela? dit le voyageur.

– C'est notre propre chambre de noce, dit l'aubergiste. Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. On n'entre ici que trois ou quatre fois dans l'année.

– J'aurais autant aimé l'écurie, dit l'homme brusquement.

Le Thénardier n'eut pas l'air d'entendre cette réflexion peu obligeante.

Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée. Un assez bon feu flambait dans l'âtre.

Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal, une coiffure de femme en fils d'argent et en fleurs d'oranger.

– Et ceci, qu'est-ce que c'est? reprit l'étranger.

– Monsieur, dit le Thénardier, c'est le chapeau de mariée de ma femme.

Le voyageur regarda l'objet d'un regard qui semblait dire: il y a donc eu un moment où ce monstre a été une vierge!

Du reste le Thénardier mentait. Quand il avait pris à bail cette bicoque pour en faire une gargote, il avait trouvé cette chambre ainsi garnie, et avait acheté ces meubles et brocanté ces fleurs d'oranger, jugeant que cela ferait une ombre gracieuse sur «son épouse», et qu'il en résulterait pour sa maison ce que les Anglais appellent de la respectabilité.

Quand le voyageur se retourna, l'hôte avait disparu. Le Thénardier s'était éclipsé discrètement, sans oser dire bonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialité irrespectueuse un homme qu'il se proposait d'écorcher royalement le lendemain matin.

L'aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme était couchée, mais elle ne dormait pas. Quand elle entendit le pas de son mari, elle se tourna et lui dit:

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[67] Avec le prénom primitivement donné à Marius – Thomas – cette poupée forme l'identité complète de Catherine Thomas: la femme auprès de qui, dès 1803 vraisemblablement, Léopold se consola de l'absence de sa femme, et qu'il finit par épouser sitôt Sophie morte, en septembre 1821, au scandale de ses fils. Autant qu'une réconciliation posthume avec son père et un hommage, on peut voir là, de la part de Hugo, de l'amertume – poupée que cette Catherine! – voire une terrible dérision: la «dame» remplace Fantine auprès de Cosette comme Catherine remplaçait Sophie. Mais on peut spéculer à perte de vue – ou rêver – puisque Catherine était aussi le dernier prénom donné à Léopoldine, dont un des surnoms était «poupée».

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[68] Organe des «doctrinaires», libéral, et dont le programme était «d'infliger la publicité aux hommes politiques». Quelque chose donc d'intermédiaire entre Le Canard enchaîné et Le Monde.

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