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II

Tout ce que leurs voix, leurs corps et sans doute leurs pensées exprimaient, ce soir-là, me semblait marqué d'une exagération théâtrale. Les jugements trop admiratifs devant telle statue, face à tel tableau. Les sourires grimaçant de trop de bonheur. Et derrière ces mines enthousiasmées, l'inattention trop évidente pour celui qu'on leur présentait. Et l'hypocrisie trop mondaine et presque joyeuse avec laquelle ils se promettaient de déjeuner ensemble, un jour. Et les regards des hommes qui découpaient trop âpre-ment les silhouettes des femmes pour feindre tout de suite l'indifférence et la dignité glacées.

Je me disais d'abord que dans cette galerie d'art une telle exagération des sentiments éprouvés ou simulés tenait à la chaleur plastique, donc sensuelle, des œuvres exposées. Supposition erronée car les tableaux étaient tous d'une géométrie désincarnée et froide, les sculptures, cubes superposés et cylindres tronqués, paraissaient creuses malgré le poids de leur bronze.

J'attribuai alors ces réactions excessives à la schizophrénie de la ville coupée en deux parts, comme deux hémisphères d'un cerveau, chacune avec sa vision du monde très personnelle, ses habitudes, ses manies. Ce Berlin dont les rues s'écrasaient contre le Mur, puis réapparaissaient de l'autre côté, pareilles et méconnaissables. Dans l'hémisphère occidental de ce cerveau dérangé par la guerre, les gens se sentaient investis d'une mission particulière, surtout les invités de la toute première exposition de ce nouveau centre d'art, pensais-je en traversant lentement leur foule. Ces grandes salles illuminées devenaient, à leurs yeux, l'avant-poste de l'Occident face à l'angoissant infini des terres barbares qui commençaient derrière le Mur. Chacun de leurs gestes se projetait sur l'écran des ténèbres qui s'étendaient à l'est. Chaque mot, chaque sourire éveillait un écho dans ce noir imprévisible. Chaque cylindre tronqué défiait, de son piédestal, les tableaux réalistes et les sculptures aux formes humaines qu'on exposait dans l'hémisphère oriental. Les invités se sentaient observés par des yeux attentifs – jaloux, haineux ou émerveillés. C'est pour ces regards de l'autre côté du Mur qu'ils jouaient à exagérer leurs émotions en s'extasiant devant une toile, en saluant une nouvelle connaissance, en affrontant, d'un coup d'œil, un corps ou un visage…

Un serveur vint me proposer du Champagne. Je pris le verre, en pensant avec un sourire que cet Occident presque caricatural était tel car je le voyais pour la première fois. Je le voyais encore par-delà le Mur. Il ne pouvait être que théâtral.

À l'autre bout de la salle, à travers le va-et-vient de la foule, j'apercevais Chakh, costume sombre, nœud papillon, sa tête grise inclinée vers son interlocuteur. Je savais que nous ferions semblant de ne pas nous connaître et que juste avant son départ quelqu'un nous présenterait. Ce quelqu'un serait une femme que je n'avais jamais rencontrée et que pourtant je devrais avoir l'air de connaître de longue date. Au moment de cette présentation factice, Chakh serait à côté du propriétaire d'un magasin de philatélie. Tout naturellement je ferais sa connaissance pour pouvoir rencontrer quelques jours plus tard, dans sa boutique, un de ses fidèles clients, spécialiste en vente d'armes et collectionneur passionné de timbres consacrés au monde floral… C'est peut-être finalement notre jeu tissé dans la comédie mondaine de cette soirée qui me faisait penser au théâtre. Il était amusant de voir le vendeur de timbres qui passait à quelques centimètres de moi sans se douter de mon existence. Je me sentais non pas caché dans les coulisses, mais tout simplement invisible sur scène, au milieu des comédiens qui récitaient, en gesticulant, leurs rôles.

Mon émotion était une sorte d'ivresse très lucide. Je croyais entendre la pulsation intime de la vie occidentale dans laquelle il fallait me fondre. Une telle fusion avait la discrète violence d'une possession physique. Je devais lutter intérieurement pour ne pas me reconnaître heureux. Cette quintessence berlinoise de l'Occident me rendait l'agressive volupté de vivre que j'avais crue en hibernation définitive en moi.

J'avais perçu ce réveil encore à Moscou, durant les mois d'études et d'entraînement qui me préparaient à ce nouveau travail à l'étranger. Cette préparation m'éloignait de plus en plus de celui que j'avais été avant. Et ce n'était pas le fait d'apprendre les techniques du renseignement ou de sauter en parachute la nuit qui avait confirmé cette rupture. Mais le plaisir de devenir un homme sans passé, de me réduire à ce corps entraîné pour l'action future. N'être que ce futur et n'avoir en guise de passé qu'une légende bien rodée et apprise par cœur…

Un couple s'arrêta devant un tableau et je pus entendre les paroles de la femme dont l'épaule frôlait presque la mienne. L'étalement pâle des couleurs sur la toile avait, pour elle, « non, mais cette force, tu vois, chez lui, cette crudité, et puis ce rouge qui transcende complètement le fond…». Je tournai légèrement la tête. Jeune, brune, d'une grande élégance, un visage véritablement transporté par la contemplation. Je l'admirais. Tout l'Occident était là, dans cette hypocrisie extatique devant un veule barbouillage où il fallait voir du génie. Ce mensonge partagé était leur contrat social, leur mot de passe mondain, leur non-conformisme bien-pensant. C'est cet accord tacite qui leur assurait et leur prospérité, et l'éclat de ce palais des arts, et ce corps féminin presque arrogant de sa beauté soigneusement entretenue… Je regardai la femme, puis le tableau, en éprouvant ce mélange de fascination et de dégoût que l'Ouest de tout temps avait inspiré à l'Est. Une envie soudaine me saisit de serrer de plus en plus le verre dans ma main, de l'écraser, de voir le couple se retourner, de voir le reflet du sang dans leurs yeux, d'attendre avec un sourire leur réaction…

C'est à ce moment que je t'aperçus.

Je vis une femme dont le visage m'était connu grâce aux photos qu'on m'avait montrées pendant la mise au point de ma mission. Je connaissais sa vie: cette vie d'emprunt aussi fictive que ma légende qu'elle connaissait à son tour… Elle entra non pas du côté de la rue, mais par la vaste baie qui donnait sur un grandjardin. J'avais sans doute manqué sa première apparition dans la salle. Et maintenant elle revenait après avoir vu les sculptures les plus volumineuses exposées à ciel ouvert…

Ma première impression me laissa perplexe: tu ressemblais à la femme qui venait d'encenser le tableau. Brune comme elle, même coupe du tailleur, même carnation du visage. Je compris aussitôt la cause de mon erreur. Tu te déplaçais avec la même assurance qu'elle, répondais aux saluts des autres avec autant d'aisance et cette fusion parfaite dans la foule des invités te rapprochait physiquement de la femme dithyrambique. À présent que tu venais à ma rencontre je notais les différences: tes cheveux étaient plus foncés, tes yeux légèrement bridés, le front plus haut, la bouche… Non, tu n'avais rien à voir avec elle.

Durant cette traversée de la salle, on te retint deux ou trois fois et j'eus le temps de t'observer avec le regard des autres, ce regard qui exagérait le désir, qui moulait le corps, qui possédait. Je fis semblant de t'apercevoir, je me dirigeai vers toi en louvoyant entre les groupes en conversation. C'est au moment où nos yeux se rencontrèrent que je vis passer sur ton front comme l'ombre vite dissimulée d'une très grande fatigue. Je t'en voulus de rompre ainsi, très brièvement, l'exaltation de la première journée de ma nouvelle vie. Mais déjà tu me parlais comme à une vieille connaissance et me laissais t'embrasser sur la joue. Nous imitâmes la flânerie des autres. Puis quand nous vîmes Chakh en compagnie d'un homme au gros crâne chauve et lisse, nous allâmes vers la baie du jardin pour être interpellés par lui au passage…

Une scène inattendue interrompit brusquement ce jeu si bien réglé. Un attroupement se forma. Un homme qu'on ne voyait pas pardessus les têtes parla, en bonimenteur, dans un allemand haché qui faisait penser à celui des militaires allemands dans les films comiques sur la guerre. Nous nous enfonçâmes légèrement dans la foule et vîmes l'homme qui montrait au public une grande toupie. Les rires répondaient déjà à ses explications.

«Les Soviétiques produisent ça dans leurs usines d'armement. Ce qui leur permet d'abord de dissimuler la production des missiles, et puis de faire plaisir aux enfants. Bien que cet engin pèse plus qu'un obus et fasse le bruit d'un char. Regardez!»

L'homme s'accroupit, pressa plusieurs fois la pointe de la toupie pour actionner le ressort caché dans son corps nickelé. Le jouet se lança dans une rotation valsante, avec un fracas de ferraille, en décrivant des cercles de plus en plus larges, en faisant reculer les spectateurs qui riaient aux éclats. Certains, comme cet invité aux chaussures vernies, essayaient de repousser la bête du bout de leur pied. Le propriétaire de la toupie avait un air de triomphe.

«Je ne me trompe pas, c'est bien lui? te demandai-je en me retirant devant les gens qui battaient en retraite.

– Oui, il a drôlement vieilli, n'est-ce pas?» me dis-tu en examinant l'homme à la toupie.

C'était un dissident connu, expulsé de Moscou, et qui vivait à Munich. Le jouet exécuta quelques tours essoufflés et se figea sous les applaudissements des invités.

Nous rejoignîmes Chakh et le philatéliste. Ce premier contact se déroula comme prévu, au mot près. Seule la vision de la toupie passait de temps en temps au fond de mon regard.

En sortant dans le parc, nous restâmes quelques minutes au milieu des grosses constructions en bronze et en béton qui n'avaient pas trouvé suffisamment de place à l'intérieur de la galerie. Les arbres jaunissaient déjà. «Sous les feuilles mortes, me dis-tu en souriant, tous ces chefs-d'œuvre sont beaucoup plus supportables.» Et tu ajoutas d'une voix qui semblait hésiter sur la nécessité de ces paroles:

«Je suis plus âgée que vous… Mon enfance, c'était les premières années d'après-guerre. Une misère à ronger les pierres. Je me souviens des rares journées où l'on n'avait pas faim. De vraies fêtes. Mais surtout, pas un jouet. Nous ne savions pas ce que ça voulait dire. Et puis, un jour, pour le Nouvel an, on nous a apporté un énorme carton rempli de trésors: des toupies, toutes neuves, qui sentaient encore la peinture. Exactement le même modèle que tout à l'heure. Après, quand on a recommencé à fabriquer des poupées et le reste, nous étions déjà trop grands pour jouer…»

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