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Je faillis te dire que malgré ces quelques années de différence entre nous, j'avais connu, moi aussi, ces grosses toupies, et que leur odeur et même leur tintamarre m'étaient chers. Je ne dis rien car il aurait fallu alors parler de l'enfant perdu dans la nuit du Caucase. Pourtant, pour la première fois de ma vie, ce passé me paraissait avouable.

Requiem pour l'Est - pic_5.jpg

Nous ne savons jamais où ni à travers quelle épaisseur d'années vécues les objets et les gestes d'autrefois perceront un jour. La toupie de la galerie d'art berlinoise me revint à l'esprit trois ans après, au milieu de cette grande capitale africaine en guerre. Les soldats venus, ce jour-là perquisitionner dans la maison où nous habitions la quittèrent en emportant le peu de biens que nous possédions. Deux ou trois vêtements, un poste de télévision, quelques billets de banque que tu avais mis exprès bien en vue sur le bureau… En sortant, ils furent piégés par le tir d'une mitrailleuse lourde qui, du fond de la rue, hersa soudain les façades. Leur groupe éclata, se laissa aspirer dans l'étroitesse d'un passage. Seul le dernier fut atteint en pleine course. Touché au côté, il se mit à tourner sur lui, les bras écartés et encore chargés d'objets confisqués. Les balles de ce calibre transforment souvent le mouvement du coureur en cette rapide rotation de danse. «Une toupie…», pensai-je, et je vis dans tes yeux le reflet du même souvenir.

Pendant la perquisition, ils m'avaient obligé à me tenir le front contre le mur, comme un enfant puni. Toi, en maîtresse de maison, tu étais de temps en temps sollicitée pour ouvrir un tiroir, offrir un verre d'eau. Tu t'exécutais sans interrompre le va-et-vient d'un éventail improvisé: quelques-uns de ces tracts révolutionnaires qui jonchaient les rues et pénétraient dans les maisons par les fenêtres brisées. C'est entre leurs feuilles que tu avais glissé les photos et les messages chiffrés que nous n'avions eu le temps ni d'envoyer au Centre ni de brûler. C'eût été l'unique découverte vraiment dangereuse. Curieusement, ces tracts dans ta main traçaient une fragile zone de protection autour de nos vies qui manifestement gênaient les soldats. Je sentais cette tension, je la comprenais chez les jeunes hommes armés. Ils luttaient contre la tentation d'une brève rafale qui les auraient libérés de notre regard en rendant au pillage sajoyeuse sauvagerie. Mais il y avait ces slogans de justice révolutionnaire fraîchement imprimés sur les tracts en éventail. Il y avait aussi ce haut-parleur, sur un camion, qui depuis le matin déversait dans les rues les appels au calme et proclamait les bienfaits du nouveau régime… En tournant légèrement la tête, je voyais les mains qui fourraient dans le sac un transistor, une veste et même cette lampe vissée sur le bord de la table et que tu aidas à détacher en réussissant à ne pas trahir le côté comique de ta participation. Tu savais qu'un infime changement d'humeur pouvait provoquer la colère toute mûre et le bref crachat d'une mitraillette. Le soldat qui enleva la lampe s'appropria aussi les billets de banque exposés sur le bureau. Et comme ce geste ressemblait plus que les précédents à un simple vol, il crut bon de le justifier en parlant, sur un ton à la fois menaçant et moraliste, de la corruption, de l'impérialisme et des ennemis de la révolution. Ce ton était celui, didactique et pompeux, du haut-parleur. Les mots d'ordre répétés sans cesse finirent par imprégner jusqu'à nos pensées et c'est dans ce style que, malgré moi, se formula ma parole muette: «Cet argent convoité, c'est la fin de votre révolution. Le serpent de la cupidité s'est glissé dans votre maison neuve…»

Quand ils furent sortis, je me retournai et te vis assise avec ton éventail dont tu remuais machinalement les feuilles. Le désordre de la pièce la rapprochait du chaos extérieur, à croire que c'était le but de leur visite… De la fenêtre, nous les vîmes s'éloigner tranquillement dans la rue et, une seconde après, ce furent cette fuite sous le crépitement des balles et la mort dansante du soldat qui, en pivotant plusieurs fois sur lui-même, éparpilla tout autour les objets confisqués, ces fragments familiers de notre quotidien. Il s'écroula, je te jetai un regard, devinant en toi le même souvenir: «Cette toupie…»

L'éloignement de la soirée du vernissage berlinois paraissait infini. Pourtant, trois ans à peine nous séparaient d'elle. Je discernais les visages qui s'étaient alors reflétés dans la surface nickelée du jouet lancé par un homme au rire forcé de bonimenteur. Cette jeune femme brune en transe devant la pâleur d'une toile. Chakh parlant au philatéliste. Et aussi cet homme qui avait réussi à repousser la toupie du bout de sa chaussure vernie… Il m'était arrivé plus tard de croiser la femme dans un restaurant: parlant avec une amie, elle commentait les plats et sa description était aussi enthousiaste que celle qu'elle réservait autrefois au tableau. Elle était donc moins hypocrite que je ne le pensais, m'étais-je dit, juste un peu excessive dans ses éloges. Le philatéliste, comme avant, passait plus de la moitié de sa vie dans son magasin encombré de liasses d'enveloppes timbrées et d'albums, sans avoir le moindre soupçon d'être entré, pour quelques heures, dans notre existence d'espions et d'en être ressorti, inconscient de ce qui lui arrivait. Quant à l'homme qui, d'un petit coup de pied, avait changé la trajectoire de la toupie, il avait perdu son poste de premier secrétaire d'une ambassade occidentale, deux ans après, à cause d'une liaison amoureuse. C'est Chakh qui nous avait raconté cette mésaventure. «Il n'était pas un novice, il savait que le lit est le meilleur piège pour un diplomate. Mais c'est un peu comme la mort, cela n'arrive qu'aux autres… › Nous pensions que le récit allait s'arrêter là: l'histoire d'un de ces stupides quinquagénaires qui gobent les rencontres amoureuses mises en scène pour eux. Cependant un détail avait poussé Chakh à continuer. Il y avait dans sa voix la curiosité d'un joueur d'échecs pour une belle combinaison: «Le cas de figure était d'une banalité à pleurer, je pense que même dans les écoles de renseignement on ne cite plus des exemples aussi évidents. En revanche, pour la psychologie, là, nos collègues est-allemands méritent un coup de chapeau. Tenez, ce diplomate fait la connaissance d'une jeune beauté aryenne, succombe, mais se souvient des consignes de prudence et hésite. Que faire pour dissiper les doutes? La belle amoureuse invite l'une de ses amies. Encore plus jeune et encore plus irrésistible. Le pauvre diplomate ne résiste pas. La première lui fait une terrible scène de jalousie et part pour toujours. A présent, il est tout à fait rassuré: vous avez déjà vu une espionne jalouse? Certain de son charme, il fonce. Tout le reste est de nouveau plus que classique. Même l'éventuelle réaction de l'épouse qui lui faisait plus peur que la justice de son pays…»

C'est toi qui ce jour-là, après la perquisition, parlais de ces ombres reflétées dans le tournoiement brillant d'une toupie. Tu savais qu'après ces heures où la mort avait tenu à un mot de trop, à un geste qui aurait pu déplaire aux soldats, il fallait bouger, parler et rire de ce diplomate qui était prêt à vendre tous les secrets du monde pourvu que sa femme n'apprenne pas son inconduite. Tu parlais tout en remettant en ordre notre maison, en faisant disparaître le vide qu'avaient laissé les objets emportés.

Je t'écoutais distraitement, conscient que ce n'était pas le contenu de ces histoires qui comptait. Dans l'éclat de la toupie je voyais ce jeune homme en complet noir, un verre de Champagne à la main. Ce moi-même qui me paraissait une caricature réussie avec son avidité de vivre, son attente fébrile de la nouvelle vie, sa hâte à plonger dans la complexité séductrice de l'Occident, le pistolet au creux du bras et un verre refroidissant sa main brûlante.

Notre vie effaça rapidement cette caricature, en devenant une épuisante chasse aux hommes qui fabriquaient la mort. Ceux qui inventaient les armes dans le confort protégé des laboratoires, ceux qui, dans les hautes sphères, décidaient leur production et plus tard leur utilisation, ceux qui les vendaient et les revendaient, ceux qui tuaient. De cette chaîne humaine, il nous fallait saisir ne fût-ce qu'un minuscule chaînon d'information, une adresse, un nom. Et c'est souvent dans les pays en guerre que la chaîne se découvrait plus facilement. Nous nous y installions, sous telle ou telle identité (dans cette ville africaine nous représentions un bureau de prospection géologique), nous recherchions la rencontre avec celui qui alimentait en armes les combats qui allaient éclater. «Les combats qui n'éclateraient peut-être pas, s'il n'y avait pas tous ces moyens de tuer», me disais-je, deux jours avant le début des massacres, en parlant avec ce trafiquant d'armes qui prenait son avion pour Londres. Au début, je pensais qu'il eût été plus simple d'abattre ce Ron Scalper, lui et ses semblables, tant leur insignifiance était évidente comparée au carnage que leur commerce provoquait. Mais cette volonté était restée dans les fantasmes du jeune homme avec son verre de Champagne au milieu d'une galerie berlinoise. En réalité, il fallait entourer ce vendeur de tous les soins possibles car il était ce premier maillon qui pouvait mettre à nu toute la chaîne. À l'aéroport il m'avait laissé son adresse à Londres. Notre prochaine destination…

Nous continuâmes à plaisanter pour oublier ces quelques heures vécues dans l'écœurante promiscuité de la mort. Tu disais que l'homme qui se sent séducteur devient très adroit, comme ce diplomate aux chaussures vernies qui, en glissant son pied à travers les jambes des invités, avait poussé la toupie avec une habileté de footballeur. Je te racontais mon désir de tuer ce vendeur d'armes que j'avais accompagné à l'aéroport deux jours auparavant, mon regret aussi que cette solution radicale ne fût efficace que dans les films d'espionnage. En ramassant les livres que les soldats avaient jetés au sol pendant leur fouille, je m'approchai de la fenêtre, je revis leur camarade malchanceux étendu dans la rue et, dans l'ombre déjà envahissante du soir, ces deux silhouettes furtives qui, surgissant d'une ruelle, abordèrent le cadavre, attrapèrent son butin éparpillé dans la poussière et disparurent dans leur trou. Tu me rejoignis et, en apercevant le détail qui m'avait échappé, murmuras en souriant: «Regarde, notre album…»

C'était un grand album de photos que les détrousseurs du mort avaient négligé, emportant la lampe et les vêtements. Un album dont les clichés, savamment exécutés et disposés dans un ordre voulu, devaient confirmer l'identité sous laquelle nous vivions à ce moment-là: un couple de chercheurs canadiens qui dirigeaient une prospection géologique. Des photos de famille, de notre famille qui n'avait jamais existé, qui n'avait pour réalité que ces visages souriants de nos soi-disant proches et de nous-mêmes dans un décor de vacances ou de réunions familiales. Cette reconstitution avait été fabriquée bien sûr non pas à l'intention des pilleurs hâtifs, mais pour un examen par des professionnels qu'il nous était déjà arrivé de subir durant ces trois années. Glissé dans le coin poussiéreux d'un rayonnage, cet album, avec sa bonhomie de routine conjugale, était plus convaincant que la légende la mieux élaborée. À présent, il gisait près du cadavre du soldat, dans cette ville à moitié brûlée, et le plus étrange était d'imaginer un habitant qui le feuilletterait, un jour, croyant à une vraie histoire familiale, toujours touchante dans l'immuable répétition des sentiments, des étapes de la vie, de la croissance des enfants d'une photo à l'autre…

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