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C'est dans la nuit, après la traversée du petit pont suspendu, que les mots l'agressent, le forcent à comprendre. Il comprend que ce qui manquait aux maisons du village où ils viennent de voir «les gens», c'était le grand disque de pierre. Ces maisons étaient vides, leurs portes bâillaient et aucun éclat de mica ne brillait dans la pénombre de leurs pièces. Soudain, un doute surgit: et si la maison n'avait pas besoin de ce roc gris en son milieu? Et si leur maison n'était pas une vraie maison? Les conversations des adultes qu'il gardait dans sa mémoire comme une simple cadence se hérissent de mots. Il comprend, par bribes, ces paroles retenues malgré lui. L'histoire de la pierre, de son apparition, de sa force… Ils en parlaient souvent. Donc, tout cela n'aurait pas dû être: même ce geste de la mère qui, le soir, fixait une bougie dans cette longue fissure sur la tranche du roc.

La vie de sa famille lui paraît tout à coup très fragile face à ce monde menaçant où les maisons se passent de disque de granit et où les habitants, portant tous des bottes noires, disparaissent dans une rue qui ne finit nulle part. L'enfant devine confusément que c'est à cause de ces «gens» que leur famille était obligée de vivre dans la forêt et non dans le village des autres. Il continue à déchiffrer les mots qu'il a retenus des conversations des adultes, il a de plus en plus peur. Il n'a pas vu ses parents depuis le soleil d'après-midi et cette séparation, il le sent, peut durer indéfiniment dans ce monde sans limites…

Son cri est étouffé par une main qui lui semble étrangère. Car elle tremble. Il se tait un instant. Dans l'obscurité, on entend, en contrebas de leur cache, les pas sur les galets de la berge, des voix, un bref grincement métallique. L'enfant se débat, il va se libérer de cette main qui comprime ses sanglots, il va appeler sa mère, il a reconnu la voix de son père, là-bas. Il ne veut plus de ce monde où tout est miné par les mots. Il ne veut pas comprendre.

C'est à travers l'essoufflement de sa lutte qu'il entend soudain une mélodie. Une musique à peine audible. Un petit chant presque silencieux que la femme murmure à son oreille. Il essaie d'en saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre de sens. Une langue qu'il n'a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui n'exige pas la compréhension, juste la plongée dans son rythme ondoyant, dans la souplesse veloutée de ses sons.

Grisé par cette langue inconnue, l'enfant s'endort et il n'entend ni les coups de feu lointains multipliés par les échos, ni ce long cri qui parvient jusqu'à eux avec tout son désespoir d'amour.

Requiem pour l'Est - pic_2.jpg

Sans toi j'aurais définitivement abandonné cet enfant endormi au milieu de la forêt caucasienne, comme souvent nous abandonnons à l'oubli des parcelles irrécupérables de nous-mêmes, jugées trop lointaines, ou trop pénibles, ou bien trop difficiles à avouer. Un soir, tu parlas de la vérité de nos vies. Je dus mal te comprendre. Je me trompai certainement sur le sens de tes paroles. Et pourtant c'est cette erreur qui fit renaître en moi l'enfant oublié.

Plus tard, j'attribuerais ce contresens à la fièvre des lents et des rapides dangers dont se composait notre existence d'alors. À notre dispersion entre plusieurs pays, plusieurs langues, à tous ces masques que notre métier nous imposait. Et plus encore à cet amour que superstitieusement nous refusions de nommer, moi, le sachant immérité, toi, croyant qu'il était déjà dit par les instants de silence dans les villes en guerre où nous aurions pu mourir sans connaître ces minutes de fin de combats qui nous rendaient à nous-mêmes.

«Un jour, il faudra pouvoir dire la vérité…» C'est cette parole prononcée avec un mélange d'insistance et d'amertume résignée qui me trompa. J'imaginai un témoin – moi! confus, manquant de mots, désemparé par l'énormité de la tâche. Dire la vérité sur l'époque dont notre vie avait maladroitement épousé, çà et là, le cours. Attester l'histoire d'un pays, le nôtre, qui avait réussi, sous nos yeux presque, à s'édifier en un redoutable empire et à s'écrouler dans un vacarme de vies broyées.

«Un jour, il faudra dire la vérité.» Tu te taisais, à moitié allongée à côté de moi, le visage tourné vers le rapide mûrissement de la nuit derrière la fenêtre. La résille de la moustiquaire se détachait à vue d'œil du fond noir et chaud. Et l'on voyait de mieux en mieux, au milieu de ce rectangle empoussiéré, une déchirure en zigzag: l'onde de choc de l'un des derniers obus avait incisé ce tissu qui nous séparait de la ville et de son agonie.

«Dire la vérité…» Je n'osai pas objecter. Troublé par le rôle de témoin ou de juge que tu me confiais, j'alignai mentalement toutes les raisons qui me rendaient incapable ou même indigne d'une telle mission. Notre époque, me disaisje, se retirait déjà et nous laissait au bord du temps, pareils à des poissons piégés par le recul de la mer. Témoigner sur ce que nous avions vécu eût été parler d'un océan disparu, évoquer ses lames de fond et les victimes de ses tempêtes devant l'impassible vallonnement des sables. Oui, prêcher dans le désert. Et notre patrie, cet écrasant empire, cette tour de Babel cimentée de rêves et de sang, ne se désagrégeait-elle pas, étage par étage, voûte par voûte, transformant ses galeries des glaces en amas de miroirs déformants et ses perspectives en impasses?

La fatigue des nuits sans sommeil matérialisait les mots. Je voyais ce désert et les minuscules flaques d'eau aspirées par le sable, cette tour cyclopéenne en ruine surchargée de longs drapeaux rouges, un rouge liquide, tout un fleuve de pourpre…

Tu glissas du lit, je m'éveillai. Prêt, comme à chaque éveil soudain depuis des années, à quitter notre gîte du moment, à empoigner une arme, à répondre tranquillement à ceux qui auraient tambouriné à la porte. Cette fois, ce réflexe fut inutile. Le silence de la ville conquise n'était traversé que de rares tirs désordonnés, d'un bref rugissement de camions aussitôt étouffé par l'épaisseur de la nuit. Tu t'approchas de la table. Dans l'obscurité je vis la touche claire de ton corps que brossaient les reflets d'un incendie à l'autre bout de la rue. «Dire la vérité…» Toute l'énergie de mon réveil se mobilisa sur cette idée irréalisable. Je repris ma dénégation silencieuse en suivant tes mouvements dans le noir de la pièce.

«Tu parles de vérité… Mais tous mes souvenirs sont faussés. Depuis ma naissance. Et je ne pourrai jamais témoigner au nom des autres. Je ne connais pas leur vie. Je ne la comprends pas. Enfant, je ne savais pas comment ils vivaient, tous ces gens normaux. Leur monde s'arrêtait à la porte de notre orphelinat. Lorsqu'un jour on m'a invité à un anniversaire, dans une famille normale – deux fillettes aux longues nattes, des parents débordants de bienveillance, selon la formule, de la confiture dans des coupelles en maillechort, des serviettes que je n'osais pas toucher -, j'ai cru qu'ils jouaient une comédie et que d'une minute à l'autre ils allaient l'avouer et me chasser… Je m'en souviens encore, tu vois, et avec une reconnaissance maladive, comme s'il s'agissait de leur part d'une générosité surhumaine. Pensez donc, tolérer ce jeune barbare aux cheveux ras, aux mains violacées de froid sous les manches trop courtes. Et, le comble, fils d'un père déchu. Comment veux-tu que je sois un témoin impartial?»

Tu allumas une torche électrique, je vis tes doigts dans l'étroit faisceau de lumière, le scintillement d'une aiguille. «Dire la vérité sur ce que nous avons vécu…» Je me dressai sur un coude avec l'envie de t'expliquer que je ne comprenais rien à l'époque qui se dérobait déjà sous nos pieds. Et que sa confusion me faisait penser aux entrailles de ce véhicule blindé que j'avais vu la veille, dans le centre-ville, en m'abritant des rafales. Éventré par une roquette, il fumait encore en exhibant un mélange complexe d'appareils désarticulés, de métal tordu et de chairs humaines déchiquetées. La force de l'explosion avait rendu ce désordre étonnamment homogène, presque ordonné. Les fils électriques ressemblaient à des vaisseaux sanguins, le tableau de bord défoncé et éclaboussé de sang – au cerveau d'un être insolite, d'une bête de guerre futuriste. Et enfouie quelque part dans ce magma de mort, la radio, indemne, lançait ses appels chevrotants. La scène n'était pas nouvelle pour moi. Seule la conscience très claire de ne pas comprendre était toute neuve. Caché dans mon refuge, je me disais que les hommes qui s'entre-tuaient sous ce ciel sans nuages vivaient dans un pays où les épidémies se montraient bien plus efficaces que les armes, que le prix d'une roquette aurait suffi à nourrir tout un village dans cette contrée africaine, que le véhicule, monnayé, aurait payé le forage de centaines de puits, que la faute de cette guerre revenait aux Américains, et à nous, à eux et à nous car nous nous battions par peuples interposés, et aux anciens colonisateurs qui avaient corrompu l'état adamique de ces pays, et que d'ailleurs ce paradis primitif n'était qu'un mythe, et que les hommes s'étaient toujours battus, aux lances autrefois, aux lance-roquettes à présent, et que la seule chose qui distinguait la mort des occupants du blindé incendié et le carnage du temps de leurs ancêtres était la complexité avec laquelle cette mort, une mort si individuelle (je voyais, sous une couche de blindage arrachée, un long bras très mince, presque adolescent, avec un fin bracelet en cuir au poignet) et si anonyme se noyait dans les intérêts des puissances lointaines, dans leur soif de pétrole ou d'or, dans le jeu bureaucratique de leurs diplomaties, dans la démagogie de leurs doctrines. Et même dans les petits soucis et les prochains plaisirs de ce vendeur d'armes que j'avais vu, deux jours avant l'éclatement des combats, prendre l'avion pour Londres: il se faisait appeler Ron Scalper, ressemblait à un représentant de commerce très banal et cherchait à accentuer cette banalité en livrant sa valise au contrôle avec une naïve maladresse de touriste, en s'essuyant le front devant celui qui vérifiait son passeport… Oui, ce soldat tué était insidieusement lié au soulagement de cet homme qui, une fois installé dans l'avion, avait tourné le bouton de la ventilation et fermé les yeux, déjà transporté dans l'antichambre du monde civilisé. Par les mêmes voies sinueuses, ce poignet avec son bracelet de cuir se prolongeait dans la vie de la femme que le passager pour Londres imaginait déjà, offerte, nue, malléable sous son désir, cette jeune maîtresse qu'il avait bien méritée en prenant tous ces risques… «Notre époque, pensai-je, n'est rien d'autre que cette monstrueuse physiologie qui digère l'or, le pétrole, la politique, les guerres en sécrétant le plaisir pour les uns, la mort pour les autres. Un gigantesque estomac qui transvase et broie les matières que pudiquement et hypocritement nous séparons. Cette jeune maîtresse qui soupire, en ce moment même, sous son vendeur d'armes, pousserait un cri indigné si je lui disais que leur bonheur (car ils appellent cela, sans doute, le bonheur) est inséparable de ce poignet puéril taché de cambouis et de sang!»

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