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Je me levai avec l'envie de te confier ces réflexions dans leur désespérante simplicité non, je ne comprends rien à cette physiologie grotesque parce qu'il n'y a rien à comprendre. Je traversai l'obscurité de notre chambre striée de reflets de flammes, te rejoignis près de la fenêtre. «Un jour il faudra pouvoir dire la vérité…» J'allais te répondre que la vérité de notre époque c'était ce jeune corps imbibé de crèmes de beauté, cette chair que le marchand d'armes s'offrait contre les lance-roquettes et que ce marché, dénouement tragi-comique d'un jeu planétaire, ordonnait que ce jour-là, à cet endroit précis, ce soldat portant un lacet de cuir au poignet fût déchiqueté par une explosion. La vérité d'une logique et d'un arbitraire absolus.

C'est au moment de te le dire que je vis ton geste. Mains levées à mi-hauteur de la fenêtre, tu rapiéçais la moustiquaire déchirée. De longs points de fil clair, des mouvements très lents guidés par l'aiguille qui tâtonnait dans l'obscurité, mais aussi cette autre lenteur, celle d'une profonde rêverie, d'une lassitude telle qu'elle ne cherchait même plus le repos. Il me sembla que jamais encore je ne t'avais surprise dans un tel abandon, dans la consonance aussi parfaite de cet instant de ta vie avec toi-même, avec ce que tu étais pour moi. Tu étais cette femme dont ma main effleurait les épaules qui paraissaient froides dans la touffeur de la nuit. Une femme dont je percevais comme jamais l'infinie singularité, la troublante unicité d'être aimé et qui, inexplicablement, se trouvait vivre, ce soir-là, dans cette ville ravagée, si près d'une mort accidentelle ou d'une mort calculée. Une femme qui refermait les bords du tissu sur une nuit de fin de combats. Et qui, apercevant enfin ma main, inclinait la tête, retenait mes doigts sous sa joue et se figeait déjà dans un demi-sommeil.

Ta présence était d'une totale étrangeté. Et en même temps d'une nécessité toute naturelle. Tu étais là et la complexité meurtrière de ce monde, cet enchevêtrement des guerres, des avidités, des vengeances, des mensonges se trouvait face à une vérité qui se passait d'arguments. Cette vérité était suspendue à ton geste: une main qui referme les pans du tissu sur la nuit gorgée de mort. Je sentis que tous les témoignages que j'aurais pu apporter étaient dépassés par la vérité de cet instant arraché à la folie des hommes.

Je n'osai pas, je n'aurais de toute façon pas su, t'interroger sur le sens de tes paroles. J'embrassai ta nuque, ton cou, le début du fragile chapelet des vertèbres – avec cette tendresse aiguë que provoque le corps d'une femme désarmée par une occupation qu'elle ne peut pas interrompre. Et c'est en simple écho à ton souhait de vérité que je me mis à te raconter la naissance du monde dans le regard de cet enfant perdu au milieu des montagnes. Sa peur de comprendre, son refus de nommer et son salut par la musique d'une langue inconnue. Il a vacillé un instant au seuil de nos jeux de plaisir et de mort et s'est laissé noyer de nouveau dans l'intimité fraternelle de l'univers. La femme qui le tenait dans ses bras continuait à chanter doucement sa berceuse même quand l'écho des coups de feu est parvenu de l'autre rive du courant. Cette langue inconnue était sa langue maternelle.

Je commençai ce récit devant la fenêtre, devant ce rectangle en résille que tu rapiéçais, je le terminai en chuchotant, incliné vers ton visage détendu par le sommeil. Je pensai qu'en t'endormant tu avais manqué la fin. Mais aux dernières paroles, sans rien dire, tu serras légèrement ma main.

Requiem pour l'Est - pic_3.jpg

Bien avant de t'avoir connue, il m'arrivait de revenir dans cette nuit au Caucase, auprès de l'enfant endormi. Ces retours permettaient d'échapper à un soudain surplus de douleur, à une laideur trop agressive. Ils balisaient ma vie par un pointillé de brèves résurrections après ces morts intermédiaires dont notre vie est parsemée. L'une de ces morts m'atteignit le jour où un élève, chef de l'une des petites bandes qui sévissaient dans notre orphelinat, crachota des miettes de tabac de son mégot dans ma direction et annonça avec un chuintement méprisant: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…» Ou une autre fois, lorsque au hasard d'un vagabondage je surpris, noyée dans les herbes folles d'un ravin, cette femme en partie dénudée et ivre que deux hommes possédaient avec une hâte brutale, dans un soufflement de petits rires faux et de jurons. Sur le fond sombre des herbes de juin, son corps très rond, très gras aveuglait par sa blancheur. Elle tourna la tête, je reconnus la simple d'esprit que les habitants de la ville appelaient par un diminutif de petite fille, Lubotchka… Ou bien cet anniversaire et ses coupelles en maillechort. Tout le monde essaya de faire comme si j'étais pareil aux autres, de ne pas remarquer mes maladresses ou de les prévenir. Et leur bonne volonté était si évidente qu'il n'y avait plus aucun doute: je ne serais jamais comme eux, je resterais toujours cet adolescent aux mains rouges de froid, traqué par son passé et qui, interrogé sur ses origines, tantôt bafouillerait des vérités qu'on prendrait pour des mensonges échevelés, tantôt mentirait en rassurant les curieux. Et il y aurait toujours, comme ce jour-là, un tout jeune enfant qui le tirerait par la manche et lui demanderait: «Et pourquoi tu ne ris pas avec nous?»

Après chacune de ces morts, je me retrouvais dans ma nuit caucasienne, je voyais le visage de la femme aux cheveux blancs, ses yeux qui fixaient mes paupières, j'écoutais son chant murmuré dans une langue dont la beauté semblait protéger cet instant nocturne.

Plus tard, étudiant en médecine, j'essayai de mettre fin à ces retours en y voyant un signe de faiblesse sentimentale, honteuse pour un futur médecin militaire. Je cessai d'en avoir honte au moment où je compris que cette nuit n'avait rien en commun avec l'attendrissement que nous extorque une enfance heureuse. Car il n'y avait pas eu d'enfance heureuse. Juste cette nuit où l'enfant en franchissant la frontière du monde s'était effrayé et avait pu, par la magie d'une langue inconnue, revenir pour quelque temps encore dans l'univers d'avant.

C'est cet univers que je rejoignais désormais en fuyant les étouffements de la vie. Et quand, engagé par l'armée, je me retrouvai à soigner les soldats des guerres non déclarées que l'empire menait aux quatre bouts de la planète, la nuit de l'enfant devint, peu à peu, l'unique trace grâce à laquelle je me reconnaissais encore.

Un jour, cette trace s'effaça.

Au début je m'obligeais à croire que le tout dernier blessé existait. Celui de la fin de la toute dernière guerre. Les guerres étaient à présent petites, me disais-je, locales, selon les diplomates. Donc, logiquement, leur fin était pensable. J'allais découvrir assez vite que c'étaient les grandes guerres qui avaient une fin, pas les petites qui n'étaient que leur prolongement en temps de paix… Durant les premiers mois, ou toute une année peut-être, je tins un journal: coutumes du pays, caractères des habitants, des bribes de destins que les blessés me confiaient. Puis ce fut un autre pays, une autre guerre et je m'aperçus que les différences de paysages et de mœurs s'estompaient de plus en plus dans le quotidien des combats, le même sous tous les ciels avec sa monotonie de souffrances et de cruauté. L'Éthiopie, l'Angola, l'Afghanistan… Les pages de mon journal me dégoûtaient désormais par leur ton de touriste fouineur, par le détachement de l'observateur qui part demain. Je savais déjà que je ne partirais pas. Mon sommeil était peuplé non plus de visages humains, mais du rictus des plaies. Chacune avait son sourire singulier, tantôt large et charnu, tantôt en entaille échancrée, noircie de brûlures. Et le même reflet, comme un filtre photographique, teintait ces rêves, couleur de sang souillé, de rouille sur les carcasses des blindés, de poussière roussâtre que les hélicoptères soulevaient en apportant de nouveaux blessés à l'hôpital. Souvent la même vision me réveillait: je posais des points de suture non pas sur le rictus d'une plaie, mais sur les lèvres qui s'efforçaient de parler. Je me levais, la lumière semblait alléger pour quelques secondes la fournaise dans laquelle s'enlisait un vieux ventilateur, la montre indiquait l'heure où les soldats revenaient des opérations nocturnes. J'essayais de recomposer devant la glace l'homme qu'il me faudrait redevenir au matin. Je supportais l'effort pendant quelques secondes, puis revenais vers l'enfant caché dans les montagnes du Caucase.

Un jour, ce refuge perdit son pouvoir. Un soldat amputé des deux bras se sauva la nuit, surgit devant la sentinelle avec un cri de menace et fut tué d'une rafale. On préféra parler d'un accès de folie plutôt que d'un suicide. Le soir, après une journée où il y eut deux brûlés graves et une autre amputation, je me rendis compte que j'avais presque oublié le suicidé de la nuit. En me couchant, j'attendis l'apesanteur béate de la morphine pour avouer qu'à l'intérieur de moi il n'y avait plus un lieu, plus un instant où me cacher.

Je vécus ainsi, en laissant chaque nouvelle journée effacer les douleurs de la précédente par le regard affolé des nouveaux blessés. La seule mesure du temps qui me restât était l'évident perfectionnement des armes que nos soldats et leurs ennemis utilisaient. Je ne me souviens plus dans quelle guerre (au Nicaragua, peut-être) nous tombâmes pour la première fois sur ces drôles de balles avec le centre de gravité déplacé. Elles avaient l'atroce particularité de se promener dans le corps d'une façon imprévisible et de se loger aux endroits les plus difficiles à atteindre. Quelque temps après apparurent des bombes à ferraille, des obus à aiguilles tou jours plus ingénieux et qui semblaient nous entraîner dans une macabre compétition où nos instruments habituels se révélaient souvent inadaptés. Et puis, un matin, l'hélicoptère qui devait ramener les survivants, les blessés et les morts après un combat ne revint pas. On apprit qu'il avait été abattu par un nouveau missile portable. Depuis ce matin-là, nos oreilles détectaient dans la stridulation des hélices une sourde vibration de détresse.

Je n'avais pas le temps de méditer sur les raisons profondes de ces guerres. D'ailleurs toutes les discussions que nous menions avec d'autres médecins ou avec les officiers-instructeurs débouchaient toujours sur la même petite géopolitique sans issue. La terre devenait trop exiguë pour les deux grands empires surarmés qui se la partageaient. Ils se heurtaient, comme deux banquises dans l'étranglement d'un détroit, leurs bords s'effritaient en cassant en deux les pays en déchirant les peuples, en évitant le pire dans le permanent broyage des zones en litige. Hiroshima et le Viêt-nam suffisaient pour désigner l'agresseur: l'Amérique, l'Occident. Certains parmi nous, les plus prudents ou les plus patriotes, s'arrêtaient là. D'autres ajoutaient que cet ennemi utile, l'Amérique, justifiait bon nombre d'absurdités dans notre propre pays. En retour, notre existence maléfique aidait les Américains à faire excuser les leurs. L'équilibre planétaire était à ce prix, concluaient-ils… Ces sages conclusions étaient souvent balayées quelques heures après par un blindé en flammes dont la coquille d'acier résonnait des cris de brûlés vifs ou, comme la dernière fois, par la mort de ce blessé tendant ses moignons vers les rafales d'une mitraillette. Je m'efforçais de ne pas comprendre ces morts pour ne pas les diluer dans nos bavardages stratégiques.

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