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Curieusement, c'est grâce à un homme qui adorait la guerre que je sus préserver cette incompréhension salutaire.

Instructeur de carrière, petit, robuste, impeccable dans son uniforme de mercenaire d'élite, il présentait aux soldats les nouvelles armes et les engins de guerre, expliquait le maniement, comparait les caractéristiques. La salle où il professait était séparée de notre bloc opératoire par un mur peu épais. Sa voix aurait pu, à mon avis, percer le tintamarre d'une colonne de chars. J'entendais chaque mot.

«Ce fusil d'assaut a une cadence de tir formidable: 720 coups par minute! Il se démonte très facilement en six pièces et, comme il est peu encombrant, vous pouvez tirer d'une voiture; il y a aussi des chargeurs à cinquante coups… Ceci est un missile guidé, il porte trois dards avec une charge explosive qui détone après avoir pénétré dans la cible… Pour ce calibre on peut utiliser des munitions perforantes ou bien explosives, ou encore incendiaires…»

Sa voix était entrecoupée seulement par celle, moins forte, de l'interprète et de temps à autre par les questions des soldats. Je finis par détester ce ton qui se voulait à la fois professoral et décontracté.

«Non, mon vieux, si tu ne bloques pas bien cette vis de fixation, t'es fichu dès le premier tir…»

Il semblait annoncer, encore théoriquement, les résultats qui se retrouveraient bientôt sur notre table d'opération, déjà sous l'aspect de cette chair humaine lacérée par toutes ces trouvailles explosives, incendiaires et perforantes. Je faisais donc partie d'une même chaîne de la mort reliant les politiciens qui décidaient les guerres, ce brave instructeur qui les enseignait, les soldats qui allaient mourir ou s'étaler nus sous l'affairement de nos mains gantées. Et je n'avais pas la maigre excuse de l'humaniste de service, car souvent je soignais pour remettre dans la chaîne.

L'idée de faire irruption dans la salle et d'égorger le militaire devant ses auditeurs me venait souvent à l'esprit. Une scène de révolte pour un film sur les guerres coloniales, me disais-je aussitôt en comprenant que la vie, par sa routine, par la paresse de ses compromis, allait peu à peu me réconcilier avec la voix derrière le mur.

«C'est un véritable tank volant… Le cockpit est protégé par du titanium… Il peut combattre de jour comme de nuit…»

En effet, je l'écoutais sans la colère d'autrefois. Comme tout conférencier de talent il avait son sujet de prédilection. C'étaient les hélicoptères de combat (il avait piloté plusieurs modèles avant de devenir instructeur). Ce thème le rendait épique. En répétant aux générations de soldats le même récit, il était parvenu à élaborer une véritable mythologie qui retraçait la naissance de l'hélicoptère, les faiblesses de son enfance, les audaces de sa jeunesse et surtout les exploits techniques des derniers temps. Le fabuleux engin transportait les camions, exterminait les chars, se couvrait d'appareillages qui le protégeaient des missiles. Je sentais que la voix derrière le mur allait d'une minute à l'autre se moduler en strophes.

«Les Américains qui pensaient nous avoir eus avec leurs Stinger peuvent toujours courir. On installe maintenant des brouilleurs infrarouges, des lanceurs de leurres, là, à l'extrémité des ailettes. Et ce n'est pas tout! Même si un éclat perce le réservoir, pas de panique à bord: les réservoirs sont désormais auto-obturants! Même si l'appareil tombe, rien n'est perdu car les sièges supportent une chute de quatorze mètres par seconde, vous vous rendez compte: quatorze mètres par seconde! En plus, les boulons explosifs font sauter les portes et une seconde après un toboggan se gonfle et on évacue sans être charcuté par le rotor!»

Il y avait quelque part au milieu de ce poème un moment où la sincérité de l'officier devenait indubitable. Je finis par apprendre l'épisode par cœur: en pleine guerre du Kippour, dans un ciel battu par les rotors, s'opposèrent un hélicoptère de l'armée syrienne (un Mi-8 soviétique dont le pilote avait été entraîné par l'instructeur lui-même) et un Super-Frelon israélien. Et ce fut la toute première bataille entre hélicoptères dans l'histoire humaine! Car personne n'avait jamais prévu que cet appareil pût attaquer son semblable. Avec une perfidie inouïe, le soldat israélien ouvrit largement la porte latérale, pointa une mitrailleuse et cribla l'hélicoptère syrien qui s'abattit sous les yeux de l'inspecteur… En racontant ce combat, l'officier disait tantôt «juif», tantôt «israélien», le second terme devenant dans sa bouche une sorte de superlatif du premier, pour en indiquer le degré de malignité et de nuisance. Pourtant, en vrai poète, il reconnaissait l'utilité de ce mauvais génie sans lequel l'Histoire aurait piétiné et perdu peut-être l'une de ses plus belles pages.

La voix qui résonnait derrière le mur et m'exaspérait tellement au début était sur le point de s'effacer dans l'indifférence amusée lorsque soudain je perçai son secret. C'est grâce à de tels poètes que les guerres devenaient efficaces et durables. Il fallait cette passion pure, cet enthousiasme de croyant qu'aucune géopolitique ne pouvait remplacer.

Ces cours guerriers que j'écoutais penché sur les corps des opérés me poussèrent, d'une manière à la fois très directe et détournée, à réfléchir à la stupéfiante pauvreté de ce que je vivais avec les femmes que je rencontrais et croyais aimer. Une comparaison comique opposa dans ma tête l'ingéniosité des armes que vantait l'instructeur (tous ces réservoirs auto-obturants et autres lance-leurres) et la rudimentaire mécanique de ces amours. Je n'avais pas encore trente ans à l'époque et mon cynisme avait parfois la peau tendre. «J'ai eu d'elles ce que j'avais envie de prendre», me disaisje sans le croire. «Ce qu'elles avaient envie de me donner… Tout ce qu'une telle liaison pouvait nous donner…» Je tournais et retournais ces formules, en essayant, au moins par ces assemblages verbaux, de concurrencer la perfection des machines.

«Curiosité!» Ce mot, inconsciemment deviné depuis longtemps, sonna tout à coup d'un ton juste et dur. La femme qui, trois jours auparavant, était repartie à Moscou, avait de la curiosité pour moi. Et cette curiosité nous procurait une liaison vive, bien jouée du début à la fin, sans risque d'amour. Comme dans une plongée sous-marine, elle me sondait avec son corps, explorait l'homme qui l'avait intriguée, se créant un souvenir pareil à celui d'un pays exotique qui manque à l'expérience de nos yeux. Elle n'était pas venue la dernière nuit avant son départ, elle avait «trop de valises à bourrer». J'avais ressenti la vague impression qu'elle me manquait déjà. Sans grand effort de cynisme, j'étais parvenu à réduire ce manque à la sensation de la pulpe de ses seins, à l'angle de ses genoux écartés, à la cadence respiratoire de son plaisir…

«Caractéristiques techniques, comme dirait l'instructeur», pensais-je à présent en me rappelant que les femmes qui avaient précédé celle-ci (l'une travaillant à l'ambassade, l'autre rencontrée à Moscou…) avaient aussi cette curiosité d'exploratrices. Le souvenir très lointain qui me poursuivait depuis l'enfance revint: l'anniversaire dans une famille qui a la générosité d'inviter un jeune barbare aux cheveux ras, deux fillettes qui me regardent avec une curiosité en petits coups de sonde. Leurs parents ont dû sans doute les prévenir qu'il s'agissait d'un enfant pas comme les autres, sans famille, sans domicile bien à lui, et qui n'a peut-être jamais goûté de la confiture. Tous ces «sans» apparaissent aux deux sœurs blondes tantôt comme une privation inimaginable, tantôt comme une promesse confuse de liberté. Elles m'observent avec la nonchalance feinte d'un zoologue qui, pour ne pas effaroucher l'animal, le contourne la tête en l'air, tout en scrutant du coin de l'œil chacun de ses mouvements…

Je traduisis la curiosité des fillettes en langage de femmes. J'étais toujours la même bête étrange qui ne faisait pas comme les autres, c'est-à-dire n'économisait pas sa solde gagnée dans ces pays en guerre, ne briguait pas une carrière, n'avait aucun projet. Cette vie «sans» contenait pour les femmes la promesse, à présent évidente, d'une liaison sans le poids de l'amour, d'une rapide exploration zoologique qui n'aurait pas de suite dans leur vie principale. Avec une ironie un peu acide, je me disais qu'en fin de compte je ressemblais beaucoup à l'instructeur qui hurlait derrière le mur Quatre lance-pots fumigènes sont placés à l'avant du véhicule, là et là…») et qui, à part son uniforme toujours sans un pli, n'avait dans son unique valise qu'un vieux costume et une paire de chaussures d'un autre âge.

C'est peut-être sa jeunesse ou son inexpérience (elle venait d'avoir vingt-deux ans et se retrouvait pour la première fois à l'étranger) qui me firent quitter ma carapace zoologique. Interprète à l'ambassade d'Aden, elle attrapa, un jour, une insolation, on l'amena chez nous, à l'hôpital… Je me sentis utile, je connaissais déjà bien le Yémen, et puis sa fragilité me rendait agréablement âgé et protecteur. Cette impression ressemblait à de la tendresse. Et dans l'amour, son corps gardait la même faiblesse résignée et touchante que le jour de son malaise. J'en vins à espérer que cet attachement se poursuivrait malgré le départ de l'ambassade dès le début de la guerre civile. «Nous nous reverrons à Moscou, me disais-je, il est temps de toute façon que je jette l'ancre…» C'était la première fois de ma vie que de telles pensées me venaient à l'esprit.

Elle partit avec l'un des premiers avions qui évacuaient le personnel de l'ambassade et les coopérants. Ce qui me frappa le plus ce n'était pas son refus de nous revoir à Moscou, mais plutôt la peur de ce refus que je surpris subitement en moi, une peur vieille de plusieurs jours. «Ce serait diplomatiquement délicat», coupa-t-elle en souriant mais avec un air de fermeté qui la mettait déjà dans un futur où je n'existais pas. «Délicat vis-à-vis de ton fiancé?» demandai-je en copiant, mais mal, son ironie. «C'est plus compliqué que ça…» Elle évita ma réplique («Que peut-il y avoir de plus compliqué qu'un fiancé?») en me demandant de l'aider à descendre ses valises. Devant le car, je la vis telle qu'elle serait à l'arrivée: un tailleur (les journées encore fraîches à Moscou), des escarpins qui avaient remplacé les sandales, un air de jeune femme ayant travaillé à l'étranger avec tout ce que cela supposait dans un pays d'où l'on sortait difficilement à l'époque. Je cherchai en vain un mot poli mais blessant qui eût pu, ne fût-ce que pour une seconde, la rendre de nouveau faible, enfantine, étonnée – telle que je l'aimais et que j'avais peur de la perdre. Assise derrière la vitre, elle posa sur moi un regard déjà tout à fait détaché et dut apercevoir mes chaussures grises de poussière. «Un homme que j'ai aimé…», dut-elle se dire, et elle ressentit sans doute cette brève pitié qui nous saisit à la vue d'une parcelle de nous-mêmes conservée dans le corps d'un être désormais étranger.

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