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Plus tard, dans la nuit, je devinerais que ce passé photographié et jamais vécu éveillait en toi un souvenir de nous-mêmes, de notre vraie vie que nous remarquions si peu sous nos identités d'emprunt. Cette vie n'avait laissé aucune photo, aucune lettre, n'avait provoqué aucun aveu. Le faux album rappela soudainement qu'il y avait ces trois années de notre quotidienne complicité, un rapprochement insensible, un attachement auquel nous évitions de donner le nom de l'amour. Il y avait l'existence lointaine de notre pays, de cet empire fatigué dont nous reconnaissions, même à travers la nuit africaine, la masse qui aimantait nos pensées. Il y avait ses odeurs et ses fumées d'hiver au-dessus des villages, les neiges de ses bourgades muettes sous les tempêtes blanches, ses visages marqués par les guerres oubliées et les exils sans retour, son histoire où le tintamarre victorieux des cuivres se brisait souvent sur un sanglot, sur un silence rythmé par le piétinement d'une colonne de soldats après une bataille perdue. Il y avait, enfouies dans cette neige et ces routes boueuses, les années de notre enfance et de notre jeunesse, inséparables de la pulsation de joie et de douleur, de cet alliage vivant qu'on appelle la terre natale.

Ta parole vint comme un écho de cette lointaine présence:

«Il faudra, un jour, pouvoir dire la vérité…»

Je me sentis pris en flagrant délit d'avoir suivi tes pensées. Mais surtout obligé de témoigner de cette vérité surgie derrière les photos falsifiées d'un album de famille. Quelle vérité? Je revis le cadavre du soldat étendu sur le sol, ce jeune homme qui venait de nous confisquer quelques billets de banque au nom de la justice révolutionnaire. Je me souvins que la veille j'avais vu un blindé incendié et ce bras avec un bracelet de cuir au poignet, un bras pointant d'un chaos de métal et de chair mélangés. Le porteur du bracelet était l'ennemi du jeune révolutionnaire. Ils avaient à peu près le même âge, étaient nés peut-être dans deux villages voisins. Ceux qui se disaient révolutionnaires étaient appuyés par les Américains, ceux qui avaient été battus recevaient, jusqu'à la chute de la capitale, nos armes et l'aide de nos instructeurs. Les deux jeunes soldats ne se rendaient certainement pas compte de l'énormité des forces qui s'opposaient derrière leur dos…

Était-ce la vérité dont tu parlais? J'en doutais. Car pour être vrai, il fallait parler aussi de ce trafiquant d'armes qui, au même moment peut-être, était allongé entre les cuisses de sa jeune maîtresse, scrupuleusement attentif au plaisir qu'il avait si durement gagné. Il fallait décoder les deux messages que tu avais glissés dans ton éventail: l'information tardive et à présent inutile sur les combats, déjà terminés. Ces deux colonnes de chiffres qui auraient pu nous coûter la vie. D'ailleurs nous serions morts dans la peau de ces époux canadiens dont l'existence aurait été authentifiée par la souriante banalité d'un album de photos…

Tu te levas. Dans l'obscurité, je perçus comme une attente de réponse. Je me redressai à mon tour, prêt à avouer ma confusion: cette vérité que tu évoquais muait constamment en donnant naissance à des petites vérités troubles, fuyantes, tentaculaires. Le drame des massacres était souillé par mes bavardages avec le vendeur d'armes, à l'aéroport, par la vision de son corps replet collé à la nudité de sa maîtresse. Notre bras de fer avec les Américains s'enlisait dans la démagogie politique si souvent réécrite que nous en venions à soutenir un régime réputé conservateur tandis qu'ils misaient sur la victoire des révolutionnaires. Ces étiquettes ne disaient plus rien, la révolution signifiait l'accès aux puits de pétrole. Quant à notre vérité personnelle, elle se résumait à cette vingtaine de visages, jeunes et vieux, qui nous entouraient sur les pages d'un album de photos, nos chers proches que nous n'avions jamais connus…

J'allais te dire tout cela quand, grâce au reflet de l'incendie qui s'essoufflait dans la rue voisine, je vis ton geste. Debout devant la fenêtre, les bras levés, tu raccommodais la moustiquaire déchirée. On devinait l'aiguille hésitante qui remontait lentement, dans le noir, et refermait les pans du tissu poussiéreux. Je sentis, avec une joie toute neuve, que cet instant n'avait pas besoin de mots. Tu étais là, dans l'identité la plus fidèle à toi-même, dans cette vérité du silence qui suit l'échec de notre prétention à comprendre. Sous l'entassement des masques, des grimaces, des alibis dont se composait ma vie, un seul jour semblait répondre à ta vérité.

En hésitant, comme si je venais juste d'apprendre les mots prononcés, je me mis à te parler de l'enfant qui s'endormait au fond d'une forêt du Caucase.

Requiem pour l'Est - pic_6.jpg

Un jour, dans une autre ville, dans une autre guerre, je surpris de nouveau en toi ce recueillement silencieux. Les vitres de la terrasse avaient été soufflées par une explosion et la table sur laquelle nous prenions souvent nos repas était saupoudrée d'éclats. Tu les ramassais patiemment, sans rien dire, tantôt accroupie, tantôt t'appuyant d'une main sur le dossier d'une chaise. Tu étais à peine vêtue, tant la chaleur du golfe en ce moment de marée basse était suffocante. Je voyais ton corps et ce mélange de fragilité et de force que tes mouvements laissaient apparaître. Ce jeu charnel et innocent de la nudité qui ne se sait pas contemplée. Un torse aux galbes musclés, le dessin ferme d'une jambe et, soudain, comme trahie, cette fine clavicule, presque douloureuse dans ses lignes enfantines…

Quelque chose se révolta en moi. Ce travail de ramassage des débris paraît toujours, au début, sans fin. Mais surtout, c'était toi, ta vie épargnée face à tant de menaces, depuis tant d'années, qui étais dépensée bêtement dans cette soirée de répit, si rare pour nous. Une semaine avant l'éclatement des combats, nous avions fini de remonter une filière de vente d'armes: neuf intermédiaires à travers l'Europe qui achetaient et revendaient pour s'engraisser au passage et, comme toujours dans ce genre de trafic, pour brouiller les pistes. L'affaire paraissait d'abord lisse, inabordable. Chakh avait réussi à obtenir la copie du premier de ces contrats et nous l'avait transmise à Londres. Une transaction banale, même si en lisant la liste des armes fournies nous pouvions très bien imaginer leur productivité de mort sur le terrain. Sinon, une vente d'armes comme des milliers d'autres. C'est toi qui avais détecté l'anomalie, ce premier maillon qui allait nous permettre de remonter la chaîne: nulle part dans ce contrat, l'assistance technique après la livraison n'était mentionnée. Comme si les acheteurs n'avaient pas l'intention d'utiliser tous ces blindés et roquettes. Tu avais parlé de revente par un pays tiers. Nous avions tiré le maillon, en parvenant à approcher ce premier acheteur étrangement pacifique. Puis, un autre… Neuf avant d'en arriver à ceux qui, dans cette ville ravagée, tuaient et se laissaient tuer avec les armes énumérées dans le contrat. Des millions de dollars de commissions. Et parmi les bénéficiaires, un ministre des Affaires étrangères en activité…

Tu continuais a ramasser les éclats de verre, accroupie près de la fenêtre. Calme, résignée, insoutenable par la tendresse de cette silencieuse présence, par sa folie, par l'injustice du destin qui t'assignait cette maison aux vitres soufflées, cette intimité avec la mort et les fantômes de ces neuf personnages qui s'étaient installés dans ta vie.

Mes paroles restèrent dans leur colère muette. Dans notre vie éclatée où l'imprévu devenait la seule logique, cette table nettoyée sur laquelle tu allais mettre le couvert comme avant le début des combats, ce simple geste avait tout son sens. «J'ai bientôt fini», me dis-tu en te redressant, et tu parlas du couple qui allait nous remplacer. C'était ça, entre autres, notre tâche: préparer le terrain pour les collègues qui reprendraient le réseau après la fin de la guerre… J'aperçus sur ta main gauche une légère entaille marquée de sang. Le bord coupant d'un éclat, sans doute. Absurdement, au milieu de toutes ces morts, cette minuscule blessure me fit très mal.

Cette nuit-là, je te parlai de l'enfant qui apprenait à marcher autour d'un bloc de granit planté au milieu de la maison construite par son père.

Les paroles que j'avais retenues en te voyant sur la terrasse jaillirent une autre fois, un an plus tard, dans la maison appartenant à un couple de médecins envoyés par une organisation humanitaire, telle était notre identité en ce moment-là. La villa voisine restait déserte. Ses propriétaires étaient partis dès les premières échauffourées dans les rues. Et à présent, de leur jardin parvenaient les cris déchirants des paons que les soldats s'amusaient à pourchasser. L'un des oiseaux, le cou cassé, se débattait sur le sol, l'autre gisait embroché par une barre de fer… En jetant de temps en temps des coups d'œil sur le massacre, je tisonnais dans un seau les pages et les photos mangées lentement par de petites flammes fumeuses. Il n'y avait plus rien à voler dans notre maison déjà mise à sac. Mais après une semaine de pillages, cette activité devenait de plus en plus désintéressée, presque artistique, comme ce supplice infligé aux paons. Etje savais d'expérience que c'est la fouille désintéressée qui était souvent la plus dangereuse… Les soldats abattirent le dernier oiseau, le plus agile, en l'arrosant de balles – un tourbillon de plumes et de sang – puis se dirigèrent vers le centre-ville, guidés par les rafales. J'écrasai les cendres, les mélangeai et les jetai au milieu d'une plate-bande desséchée. Et je me mis à t'attendre, c'est-à-dire à me précipiter toutes les heures dans le chaos des rues envahies par les vagues hurlantes des gens qui semblaient se poursuivre les uns les autres et en même temps fuir devant ceux qu'ils poursuivaient. Je tombais sur un barrage, me laissais fouiller, essayais de parlementer. Et me disais que si l'on ne me tuait pas c'était à cause du bruit infernal qui régnait dans la ville, les soldats ne m'entendaient pas, sinon le tout premier mot aurait déclenché leur colère. Je rentrais, je voyais cette maison vide, la fenêtre qui donnait sur le jardin voisin avec, au milieu, un paon cloué au sol par une broche… Tu étais quelque part dans cette ville. Douloureusement je devinais ta présence, peut-être là, dans sa partie riche, avec le faisceau des tours de verre dont deux étaient à présent surmontées de fumée, ou bien dans la partie basse, dans les ruelles près du canal embourbé d'immondices. Je ressortais, me jetais vers chaque attroupement qui se refermait autour d'une personne dont on écoutait les ordres ou préparait l'exécution. Dans une cour, comme si son carré s'était trouvé arraché à cette ville en folie, je tombai sur une femme qui, assise, adossée au mur, paraissait absente, les yeux largement dilatés, la joue déformée par une boule de qât que sa langue déplaçait mollement. Et dans la rue, les hommes traînaient par terre un corps demi-nu que les passants essayaient de piétiner avec un rugissement de joie…

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