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Quand tu rentras, il y avait encore assez de jour pour voir sur ton visage cette résille de coupures. «Le pare-brise…», murmuras-tu, et tu restas quelques secondes en face de moi à me dévisager en silence. Sur ton front, les écor-chures que tu avais essuyées en entrant de nouveau s'imprégnèrent de sang. Je me taisais aussi, abasourdi par la parole qui venait de se former en moi mais ne pouvait pas se dire: «De toute façon tu ne serais pas morte…» Ou plutôt, c'était: «Même si tu étais morte, cela ne changerait rien pour nous…» J'étais surtout frappé par la sérénité, une joie presque, que cette phrase étrange, imprononçable, apparemment cruelle, m'avait donnée. Une fulgurante chute dans la lumière, très loin de cette ville, au-delà de notre vie… Je me mis à te parler sur un ton dur, de plus en plus dur à mesure que tu devenais plus touchante et désarmée dans ces gestes quotidiens du soir: tu te déshabillas, allas dans la salle de bains, demandas mon aide. Je versais un filet d'eau, en puisant de temps en temps dans nos réserves, dans les récipients qui s'alignaient le long du mur, et je parlais toujours, je criais presque, en forçant mon indignation comme pour me convaincre que cette chute lumineuse n'était qu'une illusion due à la tension.

«Tu sais à qui notre vie me fait penser! À ces samouraïs de la dernière guerre qui se terraient dans la jungle et continuaient à se battre quinze ans après la fin des combats! Non, c'est pire encore. Car eux, au moins, déposaient les armes en apprenant la vérité. Tandis que nous… Si, si, nous avons exactement la même utilité que ces fous qui finissaient par tirer sur les fantômes. Oui, nous aussi nous chassons des fantômes! Nous avons mis six mois pour approcher ce crétin d'attaché militaire. Trois mois à Rome, en plein été, pour arranger une entrevue informelle de dix minutes. Je déteste cette ville! Je deviens idiot dans ce bazar à touristes. Et il fallait passer des heures dans ces archives mitées parce que notre bonhomme se passionnait pour l'écriture onciale ouje ne sais quelle autre niaiserie. Il fallait le retrouver ici – le pur hasard, bien sûr, mais c'était un hasard gros comme une cartouche de fusil de chasse dans un chargeur de pistolet. Nos petits stratèges du Centre ont besoin de résultats rapides et spectaculaires, n'est-ce pas, pour gagner des galons. Et nous, après, il nous faut recruter, vite fait, un type que les services tiennent à l'œil depuis des années. Mais le comble, c'est son départ, tu as entendu son rire si gentil: ah, comme ça tombe bien, les combats éclatent au moment où de toute façon j'allais prendre mes vacances! Et il part. Six mois de travail et quelques bonnes occasions de laisser sa peau sous ces tropiques pourris. Et tout ça pour rien. Ah, pardon, j'allais oublier. Nous avons obtenu un renseignement de première importance: les mines sur lesquelles vont sauter les gens d'ici sont de fabrication italienne. Ça te vaudra sans doute une citation… Pourquoi tu ris?»

Je voyais le reflet de ton sourire dans le miroir devant lequel tu essuyais tes cheveux en inclinant la tête d'un côté puis de l'autre. Tu ne répondais pas, me souriais en rassemblant tes cheveux en arrière. Les coins de tes yeux s'étiraient vers les tempes et te donnaient l'air d'une femme d'Asie. Je me tus en comprenant soudain que l'impression d'une chute lumineuse n'était pas imaginaire. Cette intuition de clarté et d'espace qui nous éloignait du monde venait de ton visage, de ton regard, de cette enfilade de jours qui se perdait dans tes yeux mi-clos. «Même si tu étais morte, cela ne changerait rien pour nous…» Tu vins vers moi et restas un long moment le front contre mon épaule… Et la nuit, quand je me levai pour te relayer dans ta veille et te laisser dormir, tu me dis que tu n'avais pas sommeil. Tu te mis à me parler d'une journée d'hiver, d'une maison au bord d'un lac gelé. Il y avait dans cette maison une pendule à poids dont la chaîne avait été nouée, au milieu, par quelque mauvais plaisantin. Ce nœud obligeait ta mère à remonter souvent les poids, à veiller à ce qu'il ne bloquât pas les rouages. Et cette vague inquiétude domestique s'opposait dans ta tête d'enfant au calme qui régnait autour du lac, dans la forêt enneigée.

Je sortis juste avant le lever du jour, lorsque tu t'étais endormie. J'enlevai les corps des paons et les traînai, en contournant la clôture, vers les décombres d'une maison. En revenant sur mes pas, je dus m'incliner souvent pour ramasser les plumes qui, dans la clarté grise du matin, ponctuaient le chemin de leur chatoiement éteint.

Trois jours après, on pouvait déjà traverser la ville, en négociant, ici ou là, le droit de passer devant un péage composé de deux tonneaux rouillés et d'un bout de câble barrant la route. La guerre s'écartait de la capitale, reculait vers l'intérieur du pays. À un carrefour, sur un marché encore furtif, je pus acheter quelques légumes et une galette de blé. En rentrant, je te vis de loin, près de l'entrée qui donnait sur le jardin. C'est elle que nous empruntions désormais pour ne pas trop nous montrer dans la rue. Tu étais assise sur le seuil, les mains abandonnées entre les genoux, les paupières mi-closes. Près de la porte, l'eau dans le seau que tu venais d'apporter semblait violette comme le ciel du couchant. En me voyant au bout du jardin, tu agitas doucement la main et j'eus cette pensée à la fois claire et déroutante: «Voilà la femme que j'aime et qui m'attend à la porte de cette maison que nous quitterons bientôt pour toujours, dans ce pays où nous avons failli mourir, sous ce ciel qui est si beau ce soir.» Je répétai: «Une femme que j'aime» juste pour mesurer combien ce mot était pauvre. J'avais envie de te dire ce que tu étais pour moi. Ce qu'étaient ton silence et cette attente si calme sur le seuil d'une maison que nous ne reverrions jamais.

Tu te levas, entras, en emportant l'eau. Je ressentis très physiquement en toi les jours rêvés d'un passé totalement étranger à cette ville, à cette vie. Et même quand, plus tard dans la nuit, tu semblas te réduire à ce seul corps amoureux, cette étrangeté était encore là. Dans l'étreinte ma main enserra ton avant-bras et mes doigts retrouvèrent ces quatre entailles découpées dans la chair, marques d'une ancienne fusillade. Ces profondes rayures faisaient penser à l'empreinte qu'aurait creusée une large patte griffue en laissant échapper sa proie.

Il nous fallut traverser ce pays en voiture et le quitter par la mer. À une centaine de kilomètres de la capitale, de l'autre côté de la ligne incertaine du front, nous nous écartâmes de la route soulevée par les explosions. Les corps déchiquetés, les amas colorés de couvertures, de vêtements, les carcasses de chariots cernaient l'endroit miné. L'habitant qui nous accompagnait parla des mines «rusées», elles choisissaient qui tuer. «Quatre femmes ont marché dessus et n'ont rien eu. Et puis une femme avec un enfant est passée et les mines se sont réveillées…», disait-il en pointant le doigt vers l'endroit du carnage.

Nous savions que les détonateurs de ces mines, grâce à une astuce pneumatique, fonctionnaient seulement après plusieurs pressions, pour laisser le temps à une colonne de voitures d'entrer tout entière sur le champ miné. Une colonne de voitures ou une foule de femmes et d'enfants qui fuyaient leur village brûlé… Ces fameuses mines italiennes.

C'est peut-être ce jour-là, sur cette route éven-trée par les mines, que pour la première fois je pensai à la fin de la vie que nous menions depuis plusieurs années. En reprenant sa place dans la voiture, notre guide nous confia: «C'est les Russes qui nous ont trompés. D'abord ils nous ont promis le paradis, tous les peuples sont frères et tout ça, et puis nous avons vu qu'ils n'y croyaient pas eux-mêmes. Et maintenant qu'ils sont partis pour toujours, on se tue pour rien.»

Je te jetai un coup d'œil pour voir si, comme moi, tu avais relevé ce «pour toujours». Mais tu semblais ne pas écouter, le regard attaché à l'éclair bleu de la mer qui jaillissait à notre droite à chaque montée de la route. J'eus, à cet instant, l'impression de te trahir. Comme un soldat qui, apprenant la reddition imminente et l'armistice, quitte la position sans prévenir ceux qui se battent encore.

Requiem pour l'Est - pic_7.jpg

Cette involontaire trahison sembla ne pas avoir de conséquences. Il y eut de nouveau des villes qui se vidaient aux sons des premiers tirs comme sous le tambourinement des premières gouttes sur un toit en tôle ondulée (un jour, les Occidentaux se ruèrent vers les avions justement sous une averse en grosses gouttes chaudes et la peur des balles qui atteignaient déjà les abords de l'aéroport se confondit comiquement avec le désir de se protéger des trombes). Il y eut des bateaux qui manœuvraient pesamment dans des baies trop étroites et se dirigeaient vers le large avec une lenteur telle que nous croyions deviner la colère des passagers: du pont ils repoussaient de leurs regards la côte qui s'embrasait déjà. Nous y restions. Nous savions qu'après la fièvre des combats et des pillages, les vainqueurs auraient besoin de reconnaissance diplomatique, d'argent, d'armes. Dans ces moments, en quelques semaines, on pouvait obtenir un résultat qui, en temps normaux, exigeait des années de travail. La seule difficulté était de survivre.

Rien ne changea. Même cette impression qui nous poursuivait dans nos passages rapides de l'Europe à l'Afrique. Tout ce qui, au Nord, était mots, conciliabules feutrés, lentes approches d'une personne clef devenait, au Sud, cris de douleur, sifflement du feu, corps à corps haineux. Comme si une horrible traduction déréglée s'était installée entre ces deux continents.

Et pourtant, c'est en Afrique qu'un jour il me sembla de nouveau te cacher ce que je discernais de plus en plus clairement: la fin.

Ils arrivèrent deux mois après l'arrêt des affrontements, pour se charger du réseau après notre départ. Leur jeunesse nous frappa, comme un rappel de nous-mêmes, plusieurs années auparavant, du temps de notre première rencontre à Berlin. Ce qui nous toucha aussi, c'est qu'en riant ils nous aient dit leurs vrais prénoms avec cette assonance amusante du féminin et du masculin: Youri et Youlia. Nous n'étions pas habitués à ce genre de confidences, notre vie se bornant à notre identité d'emprunt. Au moment de les quitter, tu avais l'air préoccupé, telle une mère soucieuse de ne rien oublier en laissant les enfants seuls… Ils devaient reprendre contact avec nous à Milan, trois mois plus tard. Ils ne vinrent pas. Nous passâmes quatre jours à les attendre. Le Centre parla d'une mission annulée. Chakh, que je réussis à joindre aux États-Unis, resta perplexe, comme un joueur d'échecs à qui l'on a subtilisé un pion et qui va, d'une minute à l'autre, découvrir la fraude. C'est lui qui nous transmit l'ordre de revenir en Afrique. Nous retrouvâmes notre maison sans aucune trace de départ forcé ou de perquisition. La tranquillité de ces pièces avait la sournoise vigilance d'un piège. Le Centre répondit par le même cafouillage qu'avant. Dans cette opacité se devinait non plus un simple échec, mais un affaissement plus vaste. Une fin. Je décidai de t'en parler, puis me ravisai. Par lâcheté sans doute. Je me sentis de nouveau dans la peau de ce soldat qui, dans la garnison la plus reculée d'un empire, apprend le premier la nouvelle de la défaite et se sauve sans prévenir les derniers combattants. Et puis, nous savions ce que la prison et les tortures pouvaient signifier dans ces pays en guerre. Surtout pour une femme. Youlia et Youri…

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