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La reprise des combats effaça en nous ce remords. La ville fut bombardée, nous quittâmes la maison et passâmes une longue journée sans issue dans l'un des grands hôtels de la capitale, déserté par les Occidentaux, pillé, réaménagé pendant les mois de la trêve et de nouveau à l'abandon. Nous espérions encore pouvoir rester dans la ville… La chambre avait été faite il y a quelques jours et il était étrange de voir le lit aux draps tirés et pliés d'une main professionnelle, le petit carton «ne pas déranger» sur la porte, et de savoir que les murs du couloir, à plusieurs endroits, étaient éclaboussés de sang et que dans le hall, à l'étage en dessous, on avait torturé et violé les prisonniers. À présent, l'hôtel demeurait vide et par la fenêtre, au bout du couloir, on voyait la mer que dominait la masse grise et asymétrique d'un porte-avions américain. Son énormité, taillée eût-on dit dans un biceps bleuâtre, hypertrophié, semblait empêcher tout mouvement de vague sur une mer écrasée, étale.

Une partie des troupes qui défendaient la ville était repoussée vers la côte, les soldats prenaient position au rez-de-chaussée de l'hôtel, les futurs vainqueurs encerclaient le bâtiment, mitraillaient les fenêtres en attendant que la fumée chasse les assiégés sous les balles. Nous eûmes le temps de traverser le parc de l'hôtel, de longer son petit port de plaisance et d'atteindre le bord de l'eau. Nous savions qu'un bateau devait évacuer les derniers de nos instructeurs. Essoufflés, nous nous arrêtâmes au milieu de la petite plage où l'on voyait encore les rangées de chaises longues en plastique blanc. Et c'est à ce moment que le temps se brisa, s'affola – série de précipitations et d'immobilités. Le sable englua nos pas comme dans la course impossible d'un mauvais songe. La voiture militaire qui se détacha du bâtiment de l'hôtel grandissait rapidement, venant vers nous, et déjà les premières balles criblaient les coques des canots retournés sur le sable. Mon cri se coupa et n'eut aucun effet sur toi. Tu restas debout, la main levée dans un signe de salut qui me parut absurde. Le chargeur glissait dans ma main comme un bout de savon humide. En tirant, je crus viser la gueule renfrognée de la voiture – ce rictus de la grille du moteur et les yeux éteints des phares…

Dans l'hébétement de la peur, j'aperçus son ombre avant de pouvoir entendre le bruit. Il cacha pour une seconde le soleil au-dessus de mon refuge derrière les canots. Je levai la tête. Sa silhouette était très facile à reconnaître: un Mi-24, cet hélicoptère de combat que l'empire utilisait sur tous les continents. Je distinguai le mouvement de ses deux canons – et presque immédiatement, à l'endroit de la voiture qui n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres, cette boule de feu de l'explosion… L'appareil se posa, en nous couvrant d'un tourbillon de sable, en arrachant les parasols de chaume autour de la piscine de l'hôtel. Sa lourdeur d'acier jurait avec ce petit paradis tropical pour touristes. En montant, je vis sur son fuselage des traces d'impacts, certaines camouflées par une couche de peinture gris-vert, d'autres, récentes, d'un éclat de métal nu. Le souffle de l'envol rejeta les parasols, une bâche bleue près de la piscine et repoussa rapidement, derrière le hublot, la Plage, la mer, le bâtiment de l'hôtel déjà envahi de fumée. J'essayai de ne pas penser à ceux qui s'y battaient encore, encerclés…

Sur le pont du bateau où nous nous posâmes, c'est le drapeau rouge de l'empire qui frappa notre vue. Et aussi la teinte fatiguée qui recouvrait les contours d'acier. En se dirigeant vers le large, le navire fut obligé de traverser cette mer intérieure qu'avait découpée dans l'infini de l'océan la présence du porte-avions américain. Les frégates d'escorte délimitaient cette étendue très vaste mais fermée. Nous avancions lentement, comme à tâtons, dans une lumière pourtant éclatante. Le porte-avions grandissait à notre gauche, nous dominait, nous aplatissait sur la surface de l'eau. Il semblait nous ignorer. Un avion décolla, nous forçant à nous boucher les oreilles, un autre apponta en maîtrisant en quelques secondes sa terrible énergie. Les navires d'escorte indiquaient, par leur seule position, le ténu pointillé de la direction qui nous était autorisée.

«On se croirait sur le Potemkine, en face de l'escadre gouvernementale», dis-tu, les yeux rieurs dans un visage taché de noir.

C'était peut-être la dernière fois de notre vie que je te voyais sourire.

Je revis Chakh, un mois après, dans une grande ville allemande où tout était prêt pour les fêtes de Noël. Il me confia des documents que j'allais transmettre à un agent de liaison, plaisanta sur le changement de climat que je devais constater et sur le sérieux très allemand avec lequel on préparait les fêtes. Je devinais ce qu'un homme de son âge pouvait ressentir au milieu de l'animation festive de cette ville, dans ce pays où, jeune, il avait fait la guerre. Il se tut, plongé dans ce passé, puis revenant vers le souvenir qui primait sur tout, reparla des Rosen-berg. Je remarquais maintenant que les lignes de son visage étaient devenues plus anguleuses et que ses épaules restaient légèrement soulevées comme par une discipline corporelle qu'on s'impose. En l'écoutant, je ne me disais pas: «Il radote…», mais plutôt: «C'est une tout autre génération! Celle qui ne voit pas ou ne veut pas voir que nous avons changé d'époque.» Le plus étonnant était que, malgré moi, je te voyais dans cette même génération, bien que Chakh ait pu être ton père. L'âge n'y était pour rien. C'était la génération qui… Je le compris soudain avec une clarté parfaite: une génération qui ne croyait pas à la fin. À la fin de l'empire, à la fin de son histoire, à l'oubli de cette histoire, des hommes de cette histoire. «Quand ils ont été exécutés, disait Chakh, je me suis fait un serment naïf, j'étais nai'f comme tous ceux qui croient, oui, le serment de lutter jusqu'à ce qu'on leur érige un monument, un vrai, un grand, en plein centre de New York. Mais on ne l'a pas fait, même à Moscou… »

Après son départ, je traînai longtemps à travers les rues sous un semblant de neige en petits granules gris et piquants. Vers le soir, le temps s'adoucit et de vrais flocons voltigèrent dans le halo des réverbères. Les enfants s'agglutinaient aux vitrines où les pères Noël automates ne cessaient de retirer de leurs sacs des cadeaux enrubannés. Dans la cathédrale, en réplique plus digne et donc immobile, les rois mages de la crèche tendaient aussi leurs présents. Et même dans la rue où derrière les larges baies vitrées de quelques rez-de-chaussée, les jeunes femmes presque nues souriaient aux passants, cette ambiance festive était de mise. À côté de la chaise sur laquelle chaque femme s'exhibait, tantôt en ouvrant les cuisses, tantôt agenouillée sur le siège et galbant la croupe, il y avait un petit arbre de Noël éclairé d'une guirlande clignotante de lampions multicolores… Avant de m'installer dans la brasserie où l'agent de liaison allait me retrouver, je plongeai au milieu des kiosques en bois, village décoré et bruyant qui occupait toute la place de la cathédrale. La chaleur des braseros était coupée par des vagues de froid, les voix réchauffées par l'alcool perdaient leur dureté germanique, un verre de vin chaud eut, pour moi, le goût d'une existence toute différente de la mienne et toute proche. Je pensais à cette proximité en mesurant sur une horloge, au-dessus du bar, le retard de plus en plus évident de l'homme qui devait arriver. Un moment vint où ce retard fit qu'au lieu de la personne attendue, d'autres personnages pouvaient m'aborder, présenter leur carte, me demander de les suivre. Ces retards n'étaient d'habitude que le dénouement d'une série d'échecs. Je poussai mentalement cette série jusqu'à son terme logique: les deux disquettes que Chakh m'avait transmises, l'arrestation, les interrogatoires, une longue peine de prison qu'il faudrait purger quelque part dans ce pays. Il me sembla soudain si simple de me lever, de sortir dans cette ville illuminée, de me perdre dans sa foule du soir, dans ses villages en bois décorés de branches de sapin. Mon identité du moment, mes papiers me rendaient banal, invisible. J'aurais pu traverser les frontières de plus en plus perméables de cette nouvelle vieille Europe, m'installer ici ou ailleurs. Le souvenir, déjà très lointain, de ma première journée en Occident revint: Berlin, le vernissage et ce vendeur de timbres qui était entré, pour quelques heures et sans le savoir, dans nos jeux d'espionnage. Entré et ressorti à jamais… Il fallait l'imiter. Comme lui, j'avais un métier vers lequel je pourrais revenir en refermant la parenthèse. D'ailleurs, notre vie n'est faite que de parenthèses. Le tout est de savoir les clore au bon moment…

Je jetai un coup d'œil sur la pendule, commandai un autre verre. Je me rappelai qu'en tournant dans les rues, j'étais tombé sur une scène qui surgissait maintenant avec sa bouffée de bonheur bourgeois: sur le perron d'un hôtel particulier, un docteur en blouse blanche faisait ses adieux à un vieux patient qu'une épouse âgée accompagnait. Il était visible que le médecin jouissait de la fraîcheur de quelques flocons qui se posaient sur sa tête nue, et qu'il lui était agréable de quitter son cabinet et de se montrer courtois, surtout envers ce patient-là, le dernier peut-être avant les fêtes…

C'est toi qui, avant notre nouveau départ, m'apprendrais la mort de l'homme que j'attendais inutilement dans cette ville décorée en conte de fées. Une chambre d'hôtel anonyme, son corps que personne ne réclamerait, ses affaires soigneusement fouillées. On cherchait sans doute ces deux disquettes qu'il n'avait pas eu le temps de récupérer. J'avais donc attendu un mort…

Je ne trouverais jamais le courage de t'avouer qu'en l'attendant je me sentais jaloux d'un respectable médecin allemand qui exposait sa tête au tournoiement de la neige. Et que je te rangeais, à côté de Chakh, dans cette génération aveuglée qui vivait dans un autre temps.

En me racontant la mort de l'agent de liaison, tu parlas aussi de Youlia et Youri, et je compris que tu avais essayé de récolter au moins ces bribes d'information qui accompagnaient d'habitude la disparition des gens comme nous: une chambre d'hôtel où s'affairent les policiers, une voiture carbonisée dans un terrain vague. «J'aurais dû les prévenir, enfin leur expliquer que…» Tu me regardas comme pour chercher de l'aide. «Tu aurais dû, pensai-je, leur expliquer qu'il était trop tard pour avoir des illusions.»

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