Je finis par oser te le dire. Je te le criais à l’oreille, en essayant de couvrir le bruit qui régnait dans cet avion fou et dans le ciel nocturne autour de lui, dans ce noir que les batteries antiaériennes déchiraient en aveuglants lambeaux de salves. L'avion évacuait les restes d'une guerre que l'empire avait perdue sous ce ciel du Sud. Dans les entrailles de l'appareil s'entassaient les vivants, les blessés, les morts emmaillotés dans de longs fourreaux en plastique noir. L'amas de ces cocons bougeait dans l'obscurité, à côté des caisses de munitions et des armes enchevêtrées qui ressemblaient à une énorme araignée métallique. Les vivants, affalés au milieu de ce désordre, rusaient chacun à sa manière avec la peur. Certains s'efforçaient de parler en hurlant, en tirant la tête de l'autre vers leur bouche, d'autres se bouchaient les oreilles et, le visage torturé par une grimace, se recroquevillaient en eux-mêmes. Quelques-uns dormaient en se confondant avec les morts. Et lorsque, lourdement, une aile se mettait à plonger, les plaies se réveillaient dans cette nouvelle position, les cris des blessés redoublaient et derrière les cocons on entendait le grincement de l'araignée métallique. Je te tenais par les épaules et mes lèvres emmêlées dans tes cheveux te brûlaient la joue, l'oreille avec ces vérités taillées dans le noir irrespirable de ce cimetière volant. Je criais la fin, la défaite, l'inutilité de notre vie dépensée, l'aveuglement stupide de Chakh, le malheur des peuples que nous avions entraînés dans une aventure suicidaire… Tu semblais m'écouter, puis, quand soudain l'avion entama un virage serré et que les hurlements des blessés couvrirent tous les autres bruits, tu te détachas de moi et en tirant une gourde de ton sac à dos glissas entre les corps assis ou étendus, vers l'avant où l'on distinguait les lampes de poche des infirmières.
Nous arrivâmes à Moscou après deux ans et demi d'absence et comme toujours pour y passer peu de temps. Ces années avaient coïncidé avec le début des bouleversements. La richesse toute récente n'avait pas encore perdu son côté opérette, les nouveaux rôles n'étaient pas encore appris par cœur, le nouveau langage restait hésitant. Les acteurs commettaient des impairs. Comme ce mendiant qui cherchait à attraper les effluves chauds envoyés par la porte d'un grand magasin – un vrai ancien combattant sans doute, mais qui avait accroché à sa veste toutes sortes d'insignes de pacotille pour faire nombre. Leurs rondelles dorées éclipsaient l'argent terni de la médaille «Pour bravoure» qu'on gagnait durement à la guerre… Ou ces deux femmes qui attendaient les clients en face d'un hôtel pour étrangers. Monumentales dans leurs fourrures, elles paraissaient immobiles, inabordables comme des statues d'impératrices. Leur mise en scène consistait à faire semblant d'être tout juste sorties de l'hôtel, mais la neige à l'endroit de leur guet était depuis longtemps criblée de piqûres des talons aiguilles. «Un jour, pensai-je, elles aussi auront droit à une vitrine chauffée et même à un petit arbre de Noël avec sa guirlande de lampions…»
C'est à quelques immeubles de cet hôtel, près de l'entrée d'un restaurant, que nous fûmes pris dans le flot aviné d'un banquet qui déferlait sur le trottoir. Une vingtaine d'hommes et de femmes riaient aux éclats en se félicitant de leur idée: entre deux plats, aller se faire photographier sur le fond des tours du Kremlin tout proche. «Allez, grouillez-vous, criait le principal boute-en-train, demain peut-être ils vont remplacer les étoiles rouges par les aigles. Ça sera une photo historique! » Nous nous écartâmes vers la bordure du trottoir pour les laisser passer. Il était cocasse de voir des habits de magazines de mode sur ces corps trop forts ou trop carrés, tout ce luxe stylé associé à leurs larges faces rougies et hilares. Les femmes se frottaient les épaules en exagérant les frissons de froid, les hommes les attrapaient par la taille, les serraient, les palpaient. L'un d'eux souleva sa compagne et la robe retroussée découvrit des cuisses très pleines, d'une impudeur saine et agressive. Le boute-en-train donna un coup de poing dans la porte d'une grosse Mercedes d'où sauta un homme ensommeillé, son chauffeur ou son garde du corps, qui lui tendit un appareil photo. Il y avait dans leur joie de vivre quelque chose à la fois d'indubitablement légitime et d'obscène. Je ne parvenais pas à démêler les deux. J'attendais ta réaction, mais tu marchais sans rien dire, en levant de temps en temps le visage vers l'ondoiement de la neige.
«Les voilà les nouveaux maîtres du pays!» lançai-je enfin en me retournant sur leur foule qui rentrait au restaurant. Tu te taisais. Nous longions une allée en contrebas des murs de l'enceinte, des tours surmontées par les cristaux troubles des étoiles rouges. Devant ton silence, j'eus envie de te provoquer, de t'obliger à répondre, de t'arracher à ton calme. «Les maîtres changent, mais les domestiques restent. Combien d'années avons-nous passées à renifler comme des chiens dans toutes ces petites guerres pourries et tout ça pour la plus grande gloire d'une douzaine de vieux gâteux barricadés derrière ce mur! Et à présent, tu es prête à refaire le même boulot pour tous ces bouffeurs de fric et leurs putes boudinées en haute couture!» Je m'arrêtai tourné vers toi, attendant la réponse. Mais tu continuais à marcher, le regard légèrement baissé vers les traces qui nous avaient précédés et que la neige effaçait patiemment. Bientôt une dizaine de pas nous séparaient, puis une vingtaine, de sorte que tu m'apparus toute seule au milieu de ces arbres aux branches enneigées, très lointaine, et parfaitement libre vis-à-vis de la vie que je venais de railler. Une seconde avant, piqué par ton air absent, j'étais sur le point de tourner le dos et de partir. Maintenant qu'à chaque pas tu devenais de plus en plus étrangère, je te sentis en moi avec une violence qui me fit mal aux yeux. Tu t'en allais et je devinais la tiédeur de ta respiration dans l'air nocturne, la fraîcheur de tes doigts dans tes gants, les battements de ton cœur sous ton manteau. Tu te retournas. Tu étais déjà si loin que je ne discernais plus si tu souriais ou me regardais avec tristesse. J'allai vers toi avec le sentiment de te retrouver après une très longue séparation, au bout d'une marche infinie.
Par une coïncidence absurde, les fêtards du banquet moscovite nous rattrapèrent dans un restaurant parisien. Ce n'étaient pas bien sûr les mêmes, mais leur richesse avait la même origine, leurs visages la même mimique… Nous cherchions un endroit calme et cette salle à moitié vide l'était. Une demi-heure après, ils débarquaient et s'installaient à une longue table qui avait été réservée. Piégés, nous restions à les écouter. Je n'avais plus à te parler ni des «nouveaux maîtres», ni des années dépensées pour rien, ni de la fin. Tu comprenais ce que je pouvais penser en observant ces bouches pleines d'où sortaient des esclaffements gras, ces dos monolithiques, ces doigts bossués de bagues. J'imaginais tes réponses. Plus tard, dans un petit café où nous allâmes pour les fuir, tu parlerais très calmement de cette époque qui nous avait vus naître et qui allait prendre fin.
«Il y a dix ans ou plus peut-être je pensais exactement comme toi: toutes ces guerres pour replâtrer une doctrine fissurée? Tous ces efforts pour faire plaisir aux gérontes du Kremlin? Un jour, n'en pouvant plus, je l'ai dit à Chakh. Comme toi: pour la gloire de quelle cause? Vers quels abîmes ensoleillés? Il m'a écoutée et… il a parlé de Sorge. J'étais folle de rage. Je me disais: ça y est, il va me faire un cours de propagande: "Richard Sorge, le héros de notre temps, le superman de notre renseignement qui a communiqué la date de l'invasion hitlérienne, a été trahi par les bureaucrates de Moscou", etc., etc. Vieille histoire. Mais Chakh m'a raconté juste la dernière minute de Sorge. Je savais seulement, comme tout le monde, que les Japonais l'avaient exécuté en 44, après trois années de détention, c'est tout. Or, dans cette dernière minute, monté sur l'échafaud, Sorge lança d'une voix forte et calme: "Vive l'Armée rouge! Vive l'Internationale communiste! Vive le parti communiste soviétique!" Tout à fait démodé, n'est-ce pas? Grotesque? Je l'ai dit à Chakh, en termes plus nuancés, il est vrai. Et lui m'a encore une fois étonnée. "Tu crois, m'a-t-il dit, que Sorge ne savait pas ce que valaient Staline et sa clique? Si, et comment! Mais c'est en mourant ainsi qu'il a montré ce que ces salauds valaient."»
Je sentais que cet homme sur l'échafaud était ton dernier argument. Je n'essayai pas de relativiser sa parole de condamné. Une minute avant la mort, elle avait droit à l'absolu. Je te regardais parler et notais douloureusement toutes les marques que le sourire ne parvenait plus à effacer: cette coulée argentée qui s'élargissait dans tes cheveux, cette veine qui imprimait dans la tempe un fin tracé bleu… Tu interrompis ce regard, sans doute trop insistant, en tirant de ton sac un journal: «Lis ça…»
C'était une étroite colonne qui annonçait la mort d'un certain Grinberg, opposant soviétique, qui avait passé plusieurs années dans les camps, avait été expulsé en Occident, avait animé une station de radio dissidente. Le journaliste précisait que Grinberg était mort à Munich dans un minuscule appartement, oublié de tous, avec sur sa table de nuit un fatras de feuilles: ses écrits, qui n'intéressaient plus personne, des factures qu'il ne pouvait plus régler, des lettres…
«Tu devines de qui il s'agit?»
Je mis quelques secondes à fouiller dans mes souvenirs, entre la Russie et l'Occident. Grinberg… Non, ce nom ne me disait rien. «L'homme qui a lancé la toupie, dans cette galerie d'art à Berlin, tu te rappelles? Il y a… presque dix ans. Tu vois, lui aussi a perdu sa bataille.»
Nous restâmes un moment sans parler. Puis tu te levas et, en abandonnant le journal sur la table voisine, tu murmuras:
«Je ne vais pas jouer les bohémiennes et prédire ton destin, mais si tu ne veux pas servir les "nouveaux maîtres", il est temps pour toi de partir. Oui, partir, te retirer du jeu, te faire oublier, disparaître. Après tout, ce ne sera qu'un changement d'identité de plus.»
La nuit, tu pleurerais en te retenant, en essayant de ne pas me réveiller. Je ne dormais pas mais restais immobile, sachant que dans tes pensées, et dans ces larmes, je vivais déjà sous cette autre identité, dans cette lointaine vie sans toi.