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J'avais usé trop de vies pour considérer celle que je commençais sans toi, en Occident, comme un arrachement au passé. Du reste, cet Occident nous était trop familier pour prétendre au nom grave et dur d'exil. Tu avais raison, ce n'était, du moins les premiers temps, qu'une identité de plus. Et je savais déjà que pour mieux l'adopter, pour s'adapter plus rapidement à un pays il fallait imiter. L'intégration ne signifie, au fond, rien d'autre que l'imitation. Certains la réussissent si bien qu'ils finissent par exprimer le caractère du pays mieux que les autochtones, justement à la manière de ces comédiens imitateurs qui flanquent tel ou tel homme connu d'une copie plus vraie que nature, condensé de tous ses tics gestuels, concentré de ses petites manies verbales… Pourtant, c'est au moment de réussir qu'un étranger découvre le but inavoué de ce jeu d'imitation: se faire pareil pour rester autre, vivre comme on vit ici pour protéger son lointain ailleurs, imiter jusqu'au dédoublement et, en laissant son double parler, gesticuler, rire à sa place, s'enfuir, en pensée, vers ceux qu'on n'aurait jamais dû quitter.

Au début, la certitude de te revoir dans un délai très proche était toute naturelle. J'imitais la vie et la survie matérielle en gagnant le droit à cette attente, à des voyages dans les villes d'Europe où te rencontrer me paraissait probable. Je me disais qu'il ne s'agirait même pas de retrouvailles, mais tout simplement de ta voix tranquille, un soir, au téléphone, ou de ta silhouette surgissant du flux de visages et de manteaux sur un quai… Je ne me souviens pas après combien de mois cette confiance commença à ternir. A ce même instant peut-être, je m'aperçus que je n'avais pas cessé de te parler, de te dire et redire les années passées avec toi, de me justifier, en fait, dans une désespérante tentative de vérité.

Il me vint alors l'idée de préciser les dates, les lieux, de me remémorer les noms, de baliser le passé que nous avions partagé. J'eus la sensation de me retrouver au royaume des morts. Plusieurs pays, à commencer par le nôtre, avaient, entretemps, disparu, changé de nom et de frontières. Parmi les gens que nous avions côtoyés, combattus ou aidés, certains vivaient sous une autre identité, d'autres étaient morts, d'autres encore s'étaient installés dans ce temps actuel où je me sentais souvent un fantôme, le revenant d'une époque de plus en plus archaïque. Mais surtout cet effort de précision m'écartait de ce que nous avions véritablement vécu. J'essayais d'inventorier les forces politiques, les raisons des conflits, les figures des chefs d'Etat… Mes notes ressemblaient à un étrange reportage qui parvenait d'un monde inexistant, d'un néant. Je comprenais qu'au lieu de cet inventaire de faits avec sa prétention d'objectivité historique, il fallait raconter la trame toute simple, souvent invisible, souterraine, de la vie. Je me souvenais de toi, assise sur le seuil d'une maison, les yeux abandonnés dans la lumière du couchant. Je revoyais le bras de ce jeune soldat, ce poignet avec un bracelet de cuir, dans la carcasse d'un blindé éventré. La beauté d'une enfant qui, à quelques mètres des combats et à mille lieux de leur folie, construisait une petite pyramide avec les douilles encore tièdes. En serrant les paupières, je retournais dans la maison au bord d'un lac gelé, dans le sommeil de cette maison dont tu m'avais quelquefois parlé… Il m'arrivait, de plus en plus souvent, de m'avouer que c'est dans ces éclats du passé que se condensait l'essentiel.

Un jour, en répondant au téléphone, je crus entendre ta voix, presque inaudible dans le chuintement d'un appel qui semblait venir du bout du monde. Je criai plusieurs fois ton nom, le mien aussi, les derniers que nous avions portés. Après un grésillement sourd, la communication se fit, impeccable, et j'entendis, trop près même de mon oreille, un rapide débit chantant, dans une langue asiatique (vietnamienne ou chinoise…), une voix féminine, très aiguë et insistante et qui ne laissait pas comprendre s'il s'agissait de petits rires ininterrompus ou de sanglots. Je gardai pendant plusieurs jours, en moi, la tonalité de ce bref chuchotement infiniment lointain, cet impossible sosie de ta voix, vite effacé par les criaillements de la Chinoise.

Ce chuchotement dans lequel j'avais cru reconnaître ta voix me rappela une soirée lointaine, dans cette ville qui brûlait derrière notre fenêtre avec sa moustiquaire déchirée. Je me, souvenais que ce soir-là, la proximité de la mort. notre complicité face à cette mort m'avaient donné le courage de te raconter ce que je n'avais encore jamais avoué à personne: l'enfant et la femme cachés au milieu des montagnes, des paroles chantées dans une langue inconnue…

Je me savais à présent incapable de dire la vérité de notre temps. Je n'étais ni un témoin objectif, ni un historien, ni surtout un sage moraliste. Je pouvais tout simplement reprendre ce récit interrompu alors par la nuit, par les routes qui nous attendaient, par les nouvelles guerres.

Je commençai à parler en cherchant seulement à préserver le ton de notre conversation nocturne d'autrefois, cette amertume sereine des paroles à portée de la mort.

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Ces paroles que je t'adressais en silence firent de nouveau apparaître la femme aux cheveux blancs et l'enfant – mais dix ans après la nuit de leur fuite. Un soir de décembre, une bourgade noyée dans la neige à côté d'une gare de triage, l'ombre d'une grande ville à quelques kilomètres, la ville que les habitants appellent encore, par confusion, du nom qu'on vient de lui enlever, celui de Staline. La femme et l'enfant sont assis dans une pièce basse et pauvrement meublée, mais propre et bien chauffée, au dernier étage d'une lourde maison de bois. La femme a peu changé depuis dix ans, l'enfant est devenu cet adolescent de douze ans, au visage maigre, aux cheveux ras, aux mains et aux poignets rougis par le froid.

La femme, tête baissée vers la lampe, lit à haute voix. L'adolescent fixe son visage, mais n'écoute pas. Il a le regard de celui qui connaît une vérité rude et laide, le regard qui comprend que l'autre est en train de camoufler cette vérité sous l'innocente routine d'un passe-temps habituel. Ses yeux se posent sur les doigts de la femme qui tournent la page, et il ne peut retenir une rapide grimace de rejet.

L'adolescent sait que le confort touchant de cette pièce est enfoui dans la grande isba noire grouillant de vies, de cris, de disputes, de douleurs, d'ivresses. On entend les sanglots patients d'une voisine derrière le mur, les cognements du petit marteau du cordonnier dans l'appartement d'en face, l'appel d'une voix qui tente de rattraper le tambourinement des pas amplifiés par la cage d'escalier. Et sous les fenêtres, dans le crépuscule d'hiver, le pesant passage des trains dont on peut entrevoir le chargement – de longues grumes, des blocs de béton, des engins sous bâche…

L'adolescent se dit que cette femme qui lit à haute voix lui est totalement étrangère. C'est une étrangère! Venue d'un pays qui est, pour les habitants de la bourgade, plus lointain que la lune. Une étrangère qui a depuis longtemps perdu son nom d'origine et qui répond au prénom de Sacha. L'unique signe qui la rattache à son improbable patrie est cette langue, sa langue maternelle qu'elle apprend à l'adolescent durant ces samedis soir lorsqu'il obtient l'autorisation de sortir de l'orphelinat et de venir dans cette grande isba noire… Il fixe son regard sur ce visage, sur ces lèvres qui émettent des sons étranges et que pourtant il comprend.

Qui est-elle en fait? Il se rappelle d'anciennes histoires qu'elle lui racontait autrefois et qui se sont effacées sous les nouveautés de son enfance. Elle serait l'amie de ses grands-parents, Nikolaï et Anna. Elle aurait accueilli, un jour, chez elle le père de l'adolescent, Pavel. Elle est cette femme qui traversait un pont suspendu en s'agrippant aux cordes usées, portant un enfant dont elle serrait le vêtement entre ses dents…

Ces ombres qui sont la seule famille de l'adolescent lui paraissent incertaines. Il tend l'oreille à la lecture de la femme: un jeune chevalier aperçoit à travers le dais du feuillage le donjon d'un château… Le regard de l'adolescent s'aiguise, ses lèvres se crispent dans un rictus de défi. Il s'apprête à dire à cette femme la vérité qu'il connaît désormais, la vérité fruste et plate qu'elle essaie de dissimuler sous ces «dais», «donjons» et autres jolies vieilleries.

Cette vérité a éclaté ce matin, à l'orphelinat, quand un petit chef de bande entouré de ses sbires lui a lancé ces mots, moitié mots, moitié crachats: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien!»

Toute la vérité du monde se concentrait dans ce crachat. C'était la matière même de la vie. Son agresseur ne pouvait certainement pas deviner comment était mort le père de l'adolescent, mais il savait que dans leur orphelinat il n'y avait que cela: des enfants de parents déchus, souvent des héros déchus, morts en prison, exécutés pour ne pas ternir l'image du pays. Les enfants s'inventaient, pour pères, des explorateurs du pôle Nord happés par les glaces, des pilotes de guerre disparus. Le mot-crachat le prive à jamais de cette fiction acceptée d'un accord tacite.

La femme a interrompu sa lecture. Elle a dû sentir son inattention. Elle se lève, va à l'armoire, retire un cintre. L'adolescent toussote, en se préparant une voix dure qui va interroger, accuser, railler. Surtout railler ces samedis soir, son ancien paradis, avec ces lectures au milieu des claquements des rails, des sanglots avinés, au milieu d'un grand néant enneigé habité à contrecœur qui est leur pays. Il se tourne vers la femme, mais ce qu'elle dit devance d'une seconde l'aigreur des mots dont il sentait déjà la brûlure dans sa gorge.

«Regarde, j'ai cousu ça pour toi, dit-elle en déployant une chemise en gros coton gris-vert. Une vraie vareuse de soldat, n'est-ce pas? Tu pourras la mettre lundi.»

L'adolescent prend ce cadeau et reste muet. D'un geste machinal, il caresse le tissu, remarque les lignes de points très réguliers bien que faits à la main. À la main… Avec une douleur subite, il pense à cette main droite, à la main mutilée par un éclat de bombe, à ces doigts gourds qu'il a fallu forcer pour maîtriser le va-et-vient de l'aiguille. Il comprend que la vérité du monde n'est rien sans cette main barrée d'une longue cicatrice. Que ce monde n'aurait pas de sens si l'on oubliait la vie de cette femme venue d'ailleurs et qui a partagé, sans broncher, le destin de ce grand néant blanc avec ses guerres, sa cruauté, sa beauté, sa douleur.

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