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La violence de la vague qui s'abattit sur le cargo fut telle que tous les bruits cessèrent pendant quelques secondes. Il était impossible de comprendre si c'était les machines qui s'étaient arrêtées brusquement ou bien la terreur qui paralysait tous mes sens. Le bateau gîtait, glissant de plus en plus vite sur une pente liquide, et semblait ne plus pouvoir interrompre cette fuite. Et c'est dans ce silence, comme pour briser son envoûtement et relancer la marche des machines, que résonna de nouveau la voix du conseiller. Il avait dû se rendre compte que son récit faisait involontairement durer un suspense, ce qui n'était pas du tout son but, et il le termina en quelques phrases où ne subsistait plus aucun mystère:

«Le cube sur la place centrale, c'était notre première bombe atomique. Et les habitants, des prisonniers condamnés à mort et qui servaient de cobayes. La ville avait été spécialement construite pour ce premier essai… Nous l'avons survolée plusieurs fois. Les prisonniers nous saluaient, ils ne savaient pas ce qui allait se passer la nuit suivante. Certains, même s'ils étaient attachés par une chaîne, espéraient sans doute voir leur peine commuée et commençaient déjà à aimer cette ville où les fenêtres n'avaient pas de grilles. Dans l'avion, tous les appareils qui mesuraient la radiation étaient bloqués sur le rouge-La nuit, au moment de l'explosion, nous étions à plus de quinze kilomètres de la ville. L'ordre était de rester allongé au sol, de ne pas se retourner, de ne pas ouvrir les yeux. Pour la première fois de ma vie j'ai senti la terre vivre. Tellement elle a remué sous mon corps. Il y a eu une onde de choc qui a traîné les corps de ceux qui avaient essayé de se lever. Et aussi les hurlements de ceux qui s'étaient retournés et avaient perdu la vue. Et cette lourde secousse de la terre sous nos ventres… Le lendemain, en repartant pour la ville des prisonniers, j'imaginais les destructions, les ruines des maisons et les carcasses carbonisées des animaux. J'avais connu des villes bombardées pendant la guerre… Je me trompais. Quand l'avion s'est approché du lieu, nous avons vu un miroir. Un immense miroir de sable vitrifié. Une surface lisse, concave, qui reflétait le soleil, les nuages et même la croix de notre avion. Rien d'autre… J'étais suffisamment jeune pour avoir cette idiote pensée d'orgueil: "Après ça, rien ne pourra plus me troubler ni me faire peur…"»

Il se tut et je devinai que son silence guettait. Il semblait évaluer le tambourinement des pas au-dessus de nos têtes, les associer aux cris qui se répondaient derrière la porte, mesurer ces bruits au déchaînement de la tempête. Sa voix qui reprenait le récit donna à ce vacarme une apparence d'ordre.

«Moins d'un an après, il ne restait rien de cet orgueil. Je sillonnais les États-Unis, vaste pays où je me sentais, à ce moment-là, comme un rat qu'on chasse d'une cage à l'autre à coups d'aiguilles plantées dans le crâne. Les Rosenberg venaient d'être arrêtés, la presse les accusait d'avoir vendu la bombe américaine aux Soviets, les bons citoyens attendaient le verdict avec un appétit assez Carnivore. Je travaillais avec les Rosenberg depuis deux ans. Dans leur appartement à New York, il y avait une pièce transformée en laboratoire photo où nous préparions les documents envoyés au Centre. C'est dans cette pièce d'ailleurs qu'il m'est arrivé de jouer aux échecs avec Julius… Je savais que les accusations portées contre eux étaient absurdes, en tout cas complètement disproportionnées. Ils n'avaient aucun accès aux secrets de la bombe. Mais l'opinion avait besoin d'un bouc émissaire. Les Américains savaient déjà que quelque part dans les déserts de l'Asie centrale, nous avions fait exploser une bombe copiée sur celle d'Hiroshima et qui mettait fin à leur règne atomique. Une vraie gifle. Il fallait sévir. L'hypothèse de la chaise électrique lancée par un enragé ne paraissait plus invraisemblable. La chaise ou les aveux. J'étais persuadé que les Rosenberg allaient parler. J'avais une confiance absolue en leur amitié, mais… Comment dire? Un jour, nous sortions avecjulius du labo et dans la cuisine j'ai vu Ethel. Elle était assise et coupait des légumes sur une petite planche en bois. J'ai pensé bêtement qu'elle ressemblait à une femme russe. Non, tout simplement à une femme comme les autres, une femme heureuse d'être là, dans le calme de ce moment, et de parler à son fils aîné qui restait debout, adossé au chambranle, et lui souriait… Quand j'ai appris leur arrestation, je me suis souvenu de ce moment, de ce regard maternel et je me suis dit: "Elle va parler…" J'ai quitté New York, j'ai tourné de ville en ville dans ce pays qui se resserrait sur moi. Le Centre, pour limiter les dégâts, mettait en sommeil tous les réseaux, ne répondait plus aux appels et, je m'en doutais, était prêt à sacrifier certains d'entre nous comme on ampute une main gangrenée. D'ailleurs c'est à Moscou que les effets de cette arrestation allaient être les plus durs. Staline, en apprenant la nouvelle, avait ordonné une purge totale de l'appareil du renseignement. Des centaines de personnes se préparaient au pire. Même si j'avais réussi à regagner Moscou, je serais revenu juste pour être exécuté. Je tournais, puis me terrais pour un mois ou deux dans la fourmilière d'une grande ville. Chaque matin, j'achetais le journal. "Les Rosenberg ont parlé!", "Les traîtres ont tout avoué! " Je m'attendais à un titre de ce genre. Je me souvenais d'Ethel qui préparait le dîner et parlait à son fils aîné qui lui souriait… Ils n'ont rien dit. Des dizaines d'interrogatoires, des confrontations, des menaces qui évoquaient la chaise électrique, du chantage sur la vie des enfants et même des rabbins très persuasifs qu'on envoyait dans la cellule de Julius… Rien. Julius a été exécuté le premier. On a refait la même offre à Ethel: la vie contre les aveux. Elle a refusé. J'ai pu rentrer à Moscou. Les purges au Centre n'ont pas eu lieu. Et beaucoup de choses ont changé pendant le temps où l'on s'acharnait sur le couple. Staline était mort. Les Américains n'ont pas lancé leur bombe en Corée, ni en Chine, comme ils s'apprêtaient à le faire. Nous avons eu le temps de les rattraper, dans la dernière ligne droite pour ainsi dire. Le conflit atomique devenait une affaire à double tranchant. Bref, la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu. Grâce au silence de cette femme qui coupait des légumes sur une petite planche en bois et parlait à son fils…»

Les masses d'eau qui tonnaient contre le bord du cargo paraissaient à présent plus rythmiques, comme résignées à une logique de résistance que ce dérisoire bateau leur opposait. J'entendis le conseiller se relever et dans l'éclat soudain d'une allumette son visage m'apparut vieilli, buriné. Sa voix avait l'accent légèrement déçu de quelqu'un qui a préparé une surprise mais laissé passer le bon moment pour l'annoncer: «Ça y est. Nous sommes en mer Rouge. On sera un peu moins ballotté…» Ou plutôt c'était un léger agacement de devoir interrompre son récit en annonçant la nouvelle. Il le reprit mais pour le conclure aussitôt:

«À cause de nos batailles aux échecs, Ethel m'a surnommé Chakhmatoff ou, en abrégeant, Chakh. Elle comprenait le russe. Il reste encore deux ou trois personnes qui connaissent ce surnom… Bonne nuit!»

Dans les années qui suivirent, il reparla parfois des Rosenberg. Un jour, il me dit pourquoi, au moment de leur arrestation, il était sûr qu'ils avoueraient. «Parce que je l'aurais fait si j'avais eu ces deux enfants…», dit-il.

C'est aussi avec la distance de ces années que je compris que son récit m'avait permis d'oublier ma peur, cette égoïste et humiliante peur de perdre la vie quand elle promet d'être belle.

Enfin, cette nuit-là m'apprit le surnom de Chakh que seules quelques rares personnes connaissaient. Dont toi.

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