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Requiem pour l'Est - pic_11.jpg

Comme dans un mauvais songe, des changements arrivaient en se bousculant, en se contredisant, en rendant vaine toute envie de comprendre. Par une nuit d'été, dans un fenil, Batoum mourut au milieu d'un incendie parti de son mégot. Sa maîtresse se sauva. Lui, trop ivre, s'embrouilla dans les bottes de foin. Comment pouvait-on comprendre ça? L'homme qui avait poussé à la mort tant de monde avait péri comme un simple poivrot de village en provoquant presque de la pitié. Les kolkhoziens ne comprenaient pas… Carassin se maria au chef-lieu et y resta avec son épouse, une femme à l'énorme poitrine et qui dépassait d'une tête son mari. Cette masse de chair sembla engloutir ce révolutionnaire roux avec son excitation et ses rancunes. On les vit ensemble: il ressemblait à un petit fonctionnaire paisible et portait dans un filet une bouteille de lait et des craquelins… Les habitants de Dolchanka haussaient les épaules. Le camarade Krasny fit une carrière rapide dans j'appareil du Parti. On vit son nom apparaître plusieurs fois dans le journal de la ville, précédé de son nouveau titre – et la dernière fois sans ce titre, mais avec une mention devenue courante: «traître démasqué, caudataire de la bourgeoisie, espion à la solde des impérialistes». Ceux qui l'avaient connu à Dolchanka se demandaient pourquoi il avait fallu plus de dix ans pour le «démasquer». D'ailleurs, il y avait déjà au village toute une génération de jeunes à qui les noms de ces activistes des années vingt ne disaient plus rien en cette année 1936.

En pensant à cette jeunesse, Nikolaï se rendait compte de la solidité du monde nouveau. La révolution se débarrassait peu à peu des révolutionnaires et la vie revenait à sa substance de terre et de pain. Goutov, le forgeron, laissa l'enclume à son fils et fut élu président du kolkhoze. Il était déjà membre du Parti et y avait entraîné Nikolaï, en disant: « Il faut y aller, pays, sinon ils vont nous pêcher un autre Carassin…» Depuis longtemps, le portrait de Staline dans chaque maison était devenu presque invisible dans son évidence, aussi familier que l'était autrefois une icône. Nikolaï croyait beaucoup à la patience des neiges, des pluies, des vents, à la fidélité des champs, à la bienheureuse routine des jours qui allait tout remettre en place. Et quand à Moscou les têtes recommencèrent à tomber, il pensa à cette distance de plaines, de forêts, de neiges qui les éloignait de la capitale. Avec l'espoir d'un homme fatigué qui veut à tout prix se convaincre.

Au printemps, au plus fort des travaux, le président du kolkhoze fut arrêté… Ils passèrent plusieurs nuits sans se coucher, à veiller près de la fenêtre: Nikolaï, Anna, Pavel, qui était rentré de la ville pour une semaine de vacances, et Sacha. Ils ne voulaient surtout pas être surpris pendant leur sommeil et se retrouver dans la voiture noire à peine habillés comme tant de gens interpellés. Personne ne parlait et Nikolaï était content de ne pas avoir réussi à expliquer à son fils la différence entre leur vie et la vie d'autrefois. À présent, le jeune homme pouvait juger par lui-même.

La voiture arriva très tôt le matin. Anna réveilla Nikolaï qui s'était endormi, assis sur une chaise. On l'emmena aussitôt. Il eut le temps, comme dans une rapide gorgée, de retenir ce qu'il laissait: leurs visages, le salut hésitant d'une main, la lumière d'une lampe sur la table…

À la ville, avant même le début de l'interrogatoire, le juge d'instruction déclara que le président du kolkhoze leur avait «tout, absolument tout» dit, que leur complot avait été «démasqué» et que c'était dans son intérêt d'avouer les faits. Les questions défilèrent, mais durant les premières minutes, Nikolaï les entendait comme à travers un mur: la traîtrise de l'ancien forgeron avait atteint en lui quelque corde vitale dont lui-même ignorait la fragilité. Puis il pensa aux tortures qui arrachaient n'importe quelles calomnies, se calma, décida de se défendre jusqu'au bout.

C'est alors qu'en écoutant le juge, il comprit que celui-ci ignorait tout de lui, n'imaginait pas, même à peu près, où se trouvait Dolchanka et de quoi vivaient ses habitants, et ne disposait, en fait, d'aucun dossier. Juste une dizaine de pages qu'il fallait étayer par les réponses du prévenu pour faire de lui, le plus vite possible, un condamné. La nuit, dans la cellule où deux tiers des prisonniers restaient debout par manque de bancs, Nikolaï parla à un vieillard qui lui cédait de temps en temps sa place près du mur sur lequel tout le monde cherchait à s'appuyer. Le vieillard allait retourner au camp pour la deuxième fois, après y avoir déjà passé six ans. C'est lui qui expliqua à Nikolaï que le nombre de condamnés était planifié de la même façon que les tonnes de la récolte. Et comme il fallait toujours dépasser les prévisions du plan… Ils parlèrent jusqu'au matin. Avant d'être amené à l'interrogatoire, Nikolaï apprit que le vieillard était de trois ans son cadet. Un vieillard de trente-neuf ans.

Le juge comptait boucler l'affaire en une heure. Après quelques questions, il annonça la charge principale, celle que les dépositions du président du kolkhoze rendaient incontestable: Nikolaï avait rédigé des libelles que son épouse lisait aux kolkhoziens, menant ainsi une propagande contre-révolutionnaire…

Nikolaï parvint à ne pas trahir son émotion. Calmement, il expliqua pourquoi ce qu'on imputait à sa femme était impossible. Dans le regard du juge, il crut voir passer toutes les versions qui auraient permis de contourner cet argument. On pouvait accuser Anna d'attenter à la vie de Staline, de vouloir incendier le Kremlin ou empoisonner la Volga. Mais on ne pouvait pas l'accuser de parler… «Demain, j'enverrai le médecin pour l'expertise!» lâcha le juge, et il appela le garde.

Le médecin passerait dans leur maison à peine une minute. En prenant congé, il s'excuserait en levant les yeux au ciel et en poussant un soupir. C'est Sacha qui ferait le récit de la scène quand Nikolaï serait libéré.

En rentrant chez lui, après une semaine d'absence, il s'arrêta près de la porte fermée de la forge. Grâce aux nuits passées au milieu des prisonniers serrés les uns contre les autres, il pouvait imaginer ce que devait éprouver un homme qui, comme Goutov, avait passé plusieurs mois dans ces cellules bondées. Il fit un effort pour ne pas imaginer les tortures. Et les nuits après les tortures, avec la bouche remplie de sang et les ongles arrachés. Goutov avait dû vivre cela et, pendant une nuit, à travers le brouillard étouffant de la douleur, il avait inventé cette accusation qui sauverait ceux qu'il dénoncerait: Anna parlait aux kolkhoziens… En reprenant le chemin, Nikolaï remarqua que le long de l'isba de la forge les premières herbes et fleurs poussaient déjà en bottes claires et fraîches. Comme à chaque printemps.

Par une confiante superstition, il se laissa persuader que la vie avait enfin gagné. Et que la mort de Goutov, surtout une telle mort, était un tribut suffisant. Et que lui et Anna en étaient quittes avec cette visiteuse imprévisible. Les livres qu'Anna avait peu à peu accumulés dans leur maison ne parlaient d'ailleurs que de cette justice finale, de ce bonheur mérité au prix d'épreuves et de souffrances.

Quand, moins d'un an après, il se retrouva près du lit où Anna mourait, il crut, un moment, comprendre tout, jusqu'au bout: la vie n'était que cette simple d'esprit qu'il avait rencontrée unjour dans le village voisin. Cette femme assise, les jambes écartées, au croisement des chemins, ces yeux très clairs qui vous perçaient et ne vous voyaient pas, ces lèvres béates qui parlaient de «planter trois sabres sous chaque fenêtre de chaque isba», ces mains qui mélangeaient sans cesse, dans le pli de sa robe, le petit tas d'éclats de verre, de galets, de piécettes usées…

Il se secoua pour ne pas se laisser entraîner vers cette souriante folie. Et vit le geste d'Anna. Elle lui tendait une petite enveloppe grise. Il la prit, devina qu'il ne fallait pas l'ouvrir avant l'heure et, entendant du bruit, alla accueillir le médecin, en croisant à la porte Sacha qui entrait avec une carafe d'eau. Tout se répéta, comme des mois auparavant, mais dans un ordre différent. le médecin, le silence, la proximité de la mort… Comme les petits éclats de verre combinés dans la main aveugle de la simple d'esprit.

… Trois jours avant, Anna revenait du chef-lieu en marchant le long de la rivière, sur le sol qui vibrait, réveillé par la rupture des glaces, par les bruits de la débâcle. Un joyeux vertige mélangeait le soleil, les chocs crissants des glaces, la fraîcheur fauve des eaux libérées. Les gens qu'Anna croisait avaient un regard ébloui, un sourire confus comme si on les avait surpris ivres en plein jour. Quand, à la sortie du village, elle s'approcha du vieux pont de bois, elle crut, une seconde, être ivre elle-même: le pont n'enjambait plus la rivière, mais se cabrait, tourné dans le sens du courant. Il venait d'être arraché car les enfants qui couraient entre ses rambardes ne s'étaient encore aperçus de rien, fascinés par le tournoiement frénétique des glaçons, par les chocs qu'enduraient les piliers. Si elle avait été capable de les appeler, elle les aurait empêchés d'aller au bout du pont. Mais elle avait seulement pu accélérer le pas, puis courir, puis dévaler la pente gelée de la berge. Telles les perles d'un collier rompu, les enfants avaient glissé dans une trouée d'eau noire. Ce sauvetage aurait dû être bruyant, attirer beaucoup de monde… Sur la rive déserte et ensoleillée avaient retenti juste quelques geignements et le fracas de la glace brisée. Pour retirer l'un des enfants, Anna s'était avancée dans l'eau, en plongeant, les mains à la recherche du petit corps qui venait de disparaître. Elle luttait contre chaque seconde de froid, les rejetait d'abord sur la rive, les entraînait vers l'isba la plus proche, les déshabillait, les frottait. Son propre corps était de glace et, une heure après, de feu…

C'est seulement un mois après l'enterrement que Nikolaï retrouva presque par hasard l'enveloppe oubliée. Une belle écriture qu'il ne connaissait pas et qui n'avait rien à voir avec les caractères d'imprimerie qu'il avait appris à Anna. Pourtant c'était bien une lettre de sa femme. Elle disait son vrai nom – le nom de son père, le grand propriétaire terrien dont le domaine côtoyait autrefois les terres de Dol-chanski qui était un parent lointain de leur famille. Elle ne voulait pas emporter ce mensonge avec elle. Elle le remerciait de lui avoir donné la vie, de lui avoir appris la vie… Nikolaï passa plusieurs jours à s'habituer non pas à l'absence d'Anna mais à sa nouvelle présence dans les années qu'ils avaient vécues ensemble et dans les années d'avant. Il lui fallait imaginer Anna, cette jeune fille qui vivait à Saint-Pétersbourg, faisait de longs voyages à l'étranger et que rien ne prédestinait à le rencontrer, à vivre dans une isba de Dolchanka… Sacha lui avait raconté ce que la lettre n'avait pas le temps de dire.

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