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Une nuit, il se réveilla, frappé par l'intensité de ce qu'il venait de rêver. Dans ce rêve régnait la même lumière pâle d'avant l'aube que derrière la fenêtre. Il marchait à travers une forêt si haute que tout en renversant la tête il ne voyait pas les sommets des arbres. Il avançait, guidé par un chant de plus en plus proche et qui rassemblait dans son écho toute la beauté de cette forêt encore embrumée de nuit, toute l'étendue du ciel qui commençait à pâlir, et même la finesse du dessin des feuilles qu'il écartait sur son passage, en s'approchant de celle qui chantait. À la surface du rêve, un doute grésilla: «Elle ne peut pas chanter… Elle est…» Mais il continua à marcher en reconnaissant de mieux en mieux la voix.

Il raconta ce rêve à Sacha qui venait comme autrefois les voir à Dolchanka.

Un an et demi plus tard, par une belle matinée de juin, Nikolaï rentrait de la ville, à cheval. Le soleil n'était pas encore levé et la forêt que longeait la route avait la sonorité d'une nef profonde et vide. Les appels des oiseaux gardaient une résonance discrète, nocturne… Avant de s'engager sur une montée sablonneuse, il tourna, entra dans la forêt, chercha l'endroit connu de lui seul. Mais la clairière d'autrefois, plus de vingt ans après, disparaissait sous tout un bois de trembles… Il allait rejoindre la route quand soudain surgit ce martèlement de sabots. Le bruit croissait si rapidement que ce ne pouvait être qu'un cheval poussé à fond de train. Nikolaï agita légèrement la bride, se rangea derrière un arbre. Un cavalier apparut sur la route. Un militaire courbé vers la crinière de son cheval, uni à lui en une seule flèche noire qui raya les troncs des bouleaux. Son visage était figé dans une grimace qui découvrait ses dents. «Un fou!» se dit Nikolaï en hochant la tête. La poussière tourbillonnait doucement au-dessus des traces laissées par la rafale des sabots…

En traversant le village voisin de Dolchanka, il aperçut la simple d'esprit assise sur une pyramide d'écots de pins. Quelques troncs étaient déjà équarris, des coulées de résine scintillaient sur leur chair rosée, telles des gouttes de miel. La vue de ce bois clair, prêt à se dresser en un mur d'isba, promettait le bonheur. La simple d'esprit dormait, sa bouche restait entrouverte comme si elle voulait annoncer une nouvelle. Sa main, dans le sommeil, continuait à remuer ses trésors de verre répandus sur le tissu élimé de sa robe.

En arrivant à Dolchanka, vers midi, Nikolaï vit une grande foule devant le soviet du village. Les femmes pleuraient, les hommes fronçaient les sourcils, les enfants riaient et recevaient des taloches. Une voix répéta plusieurs fois, mécaniquement: «Hitler, Hitler…» D'autres disaient: «Les Allemands…» La guerre venait de commencer.

Il lui semblait qu'il n'y eût pas de bouleversement dans la suite des jours. Tout simplement, à la ronde habituelle des travaux dans les champs correspondait désormais l'avancée parallèle de la ligne du front. Les noms des villes tombées le laissaient incrédule, il s'agissait déjà des profondeurs de la Russie où la présence des Allemands paraissait une illusion d'optique, une erreur de cartographie. Il se souvenait des films des dernières années: l'ennemi était toujours battu non loin de la frontière. Les chansons qu'il lui arrivait de siffloter promettaient: «Nous allons recevoir l'ennemi à la stalinienne!» Vitebsk, Tcher-nigov, Smolensk…

Un jour, même cette topographie bizarre disparut. Les villes se déplacèrent comme sur une carte froissée. Des soldats en déroute couraient à travers Dolchanka: les Allemands avaient encerclé plusieurs divisions. Le village, contourné, se retrouva sur cet étrange territoire à l'intérieur de l'armée ennemie. Le cercle se resserra, chassant les habitants vers la forêt, puis au-delà de 1a rivière toute perforée de balles, sur un champ de blé calciné, enfin dans la rue du chef-lieu où l'on se battait encore. Les gens trébuchaient sur cette carte qui se déchirait sous leurs pieds, plissée par les chenilles des chars, creusée d'explosions. Avec un fusil, ramassé près d'un soldat tué, Nikolaï se cachait derrière une clôture, observant la progression des Allemands. Ils semblaient ne pas remarquer les secousses de la carte, avançaient calmement, en exécutant des gestes précis et économes: une rafale, une maison incendiée au lance-flammes, un char qui nettoyait la rue devant eux.

Il quitta son refuge, la fumée de l'incendie brûlait les yeux. Quelques civils traversèrent la rue en courant, d'un air déterminé. Ils devaient connaître l'issue de la ville encerclée. Il les suivit jusqu'aux longs convois du chemin de fer, près de la gare. Un à un, ils plongeaient sous un wagon, puis sous un autre… Quand Nikolaï se releva après le dernier convoi, il eut le temps de voir ces soldats allemands installés en bas du remblai, à l'endroit exact de l'issue. Il ne sentit pas la douleur, mais eut le temps de penser à son fils déjà mobilisé: «Il faut dire à Pavel que ces gens sont des machines… » Les soldats tiraient, remplaçaient les chargeurs, tiraient. Si les fugitifs avaient continué à surgir de dessous le convoi, ces neuf soldats auraient passé leur vie à les tuer.

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