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Les quatre hommes ralentirent le pas avant de l'aborder, comme s'ils entouraient un fauve prêt à sauter. Pour une seconde, il crut avoir oublié leurs noms et le but de leur expédition. Il était encore très loin, dans la mémoire soudainement éveillée de tous les printemps, de toutes les neiges, de tous les levers de soleil et de toutes les nuits qu'il avait vécus et vus avec Anna. Dans cette nuit surtout, au bord d'une rivière, près d'un feu de bois, au retour de la mort…

Il salua d'un hochement de tête la délégation des activistes. Et fit un effort pour retenir un sourire. Leur mine exagérément grave et digne jurait avec leurs bottes transformées en véritables pattes d'éléphant par les mottes d'argile collées. Au lieu de la colère des derniers mois, Nikolaï éprouva le dépit que provoque la bêtise des enfants à l'âge ingrat, une bêtise dangereuse et impossible à éviter avant que «ça leur passe». Carassin fit un pas en avant, se retourna pour s'assurer que Batoum était là et lança une tirade bien préparée:

«Alors, propriétaire bourgeois, on ne lit pas les journaux, on se moque des décisions du soviet…»

Krasny intervint, mais d'une voix où la condamnation était déjà mieux formulée:

«… et on continue à se servir des biens qui appartiennent au peuple. Et on n'est pas prêt à les rendre! »

Nikolaï fit semblant d'écouter avec un air attentif et respectueux. Et il parla sans se défaire de cette expression, en y ajoutant même la mine d'un paysan obtus mais plein de bonne foi.

«Les rendre au soviet? Mais comment je pouvais les rendre? Ça serait la pire duperie!» s'ex-clama-t-il en jouant l'honneur offensé.

Les activistes échangèrent un coup d'œil, déconcertés.

«Comment ça, une duperie? Qu'est-ce que tu veux dire par là? s'étonna l'inspecteur, en forçant les notes métalliques de sa voix.

– Mais, venez, regardez-moi ça, camarade inspecteur!»

Et profitant de la confusion, Nikolaï le saisit sous le coude et l'entraîna vers le cheval.

«Non, mais regardez un peu, vous croyez que c'est honnête de rendre au kolkhoze un cheval dans un tel état? Vous avez vu ces sabots? Et comment le ferrer? Le seul forgeron qui nous restait, le camarade Batoum l'a arrêté il y a deux semaines… Oui, le forgeron, Ivan Goutov. Et ça, regardez, ce n'est plus une charrue, c'est de la ferraille. Et pourquoi? Parce que la vis pour régler le soc s'est cassée, mais comme la forge est fermée… Que je vous dise, la main sur le cœur: donner ça au kolkhoze, c'est pire qu'une tricherie, c'est… (Nikolaï baissa la voix) c'est du sabotage!»

C'était le mot clef de l'époque, la conclusion de tant de verdicts publiés dans tous les journaux. Le mot qu'affectionnait Krasny dans ses discours… Cette fois-là, les trois activistes évitèrent le regard de l'inspecteur. Batoum, en piétinant, d'une botte décrassait l'autre Krasny s'éclaircissait la voix. Carassin léchait ses lèvres. Nikolaï soupira, et sans leur laisser le temps de réagir, annonça d'un ton résigné:

«Mais après tout, si le camarade Krasny décide que c'est mieux comme ça, moi je n'y peux rien. J'amène et le cheval et la charrue tout de suite. Pourquoi tarder? Je vais aller avec vous. Et la secrétaire me fera un papier comme quoi le kolkhoze accepte les outils cassés…»

Il appuya sur la charrue en retirant le soc, fit avancer le cheval. Carassin, nerveux, attrapa une bride.

«Non, attends, tu peux encore labourer. Aujourd'hui…», bégaya-t-il et il se retourna pour chercher l'approbation de l'inspecteur. Nikolaï fit semblant de s'emporter:

«Comment ça, labourer? Sur un cheval qui n'est plus à moi? Mais je ne suis pas un voleur, moi! Non, si c'est décidé, c'est décidé. Je l'amène au kolkhoze, je vous rends la charrue… Rendu, reçu, signé. Cet après-midi, j'amènerai aussi la carriole. Tiens, prenez la hache pour commencer!»

Nikolaï savait que la cour devant la maison du soviet était encombrée de télègues confisquées, de meubles, de piles de vaisselle. L'intérieur des pièces ressemblait à la réserve d'un gros bazar villageois. Carassin tendit la main pour prendre la hache, mais la retira tout de suite, comme pour éviter un piège. L'inspecteur était venu à Dolchanka pour voir comment on pouvait, sans perdre la face, calmer ce délire d'expropriation. C'est lui qui trancha:

«Voilà ce qu'on va faire. Je vois, camarade, que tu prends à cœur les biens du kolkhoze. Bien plus que certains (il lança un coup d'œil sévère à Carassin). Je vais proposer ta candidature pour le poste de chef de l'écurie collective. Quant au forgeron, j'ai deux mots à dire au camarade Batoum…»

Nikolaï reprit son travail, creusant un sillon sur les traces des activistes qui s'éloignaient. Carassin et Batoum essayaient de convaincre l'inspecteur, agitaient les bras, se frappaient la poitrine. Nikolaï leva les yeux vers le haut de la plaine et vit Anna. Elle s'en allait lentement le long des arbres de la grand-rue.

Le lendemain, avec le forgeron relâché, ils ferrèrent le cheval. De la maison du soviet, les paysans revenaient, les bras chargés de vaisselle et d'outillage récupérés. Dans la nuit, un long convoi venant des villages voisins passa sous leurs fenêtres: un long grésillement de sanglots fatigués que cadençaient le fracas des roues et le piétinement des chevaux. Des familles entières qu'on ne reverrait jamais.

C'est en regardant son fils vivre et grandir que Nikolaï perdit l'habitude de revenir, en pensée, dans le monde d'avant. Car Pavel était heureux. Il marchait au milieu d'une colonne d'enfants de son âge, entonnait des chansons à la gloire des courageux révolutionnaires et même, un jour, apporta de l'école cette photo: sa classe, deux rangs debout, un rang assis, le clairon et le tambour en avant, un genou à terre, tous fiers de porter des foulards rouges de pionniers, et derrière eux, sur une large bande de calicot, ces mots peints en lettres blanches: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» En parlant avec son fils, Nikolaï comprenait qu'il y avait du vrai dans cette inscription stupide. L'enfant croyait vraiment que l'Armée rouge était la plus belle et la plus forte au monde, que les travailleurs de tous les pays n'aspiraient qu'à vivre comme les gens de Dolchanka, qu'il existait quelque part à Moscou ce mystérieux Kremlin surmonté d'étoiles rouges où vivait celui qui, de jour comme de nuit, pensait à chaque habitant de leur immense pays, prenait des décisions toujours justes et sages, démasquait les ennemis. Pavel savait aussi que son père était un héros car il avait combattu les Blancs, ces mêmes Blancs qui avaient mutilé sa mère. Il détestait les koulaks et disait, en répétant les récits de ses manuels, que c'étaient des «buveurs de sang». Un jour, en feuilletant le manuel d'histoire de son fils, Nikolaï tomba sur le portrait d'un chef d'armée qu'il avait rencontré pendant la guerre civile. Le visage du militaire était soigneusement rayé à l'encre. Il venait d'être déclaré «ennemi du peuple». À travers tout le pays, pensait Nikolaï, dans des milliers et des milliers d'écoles des millions d'élèves empoignaient leur stylo et, après une brève explication du professeur, maculaient ces yeux, ce front, cette moustache aux pointes en pique…

À de tels moments, il avait envie de parler à son fils du monde d'avant, de sajeunesse d'avant la guerre, d'avant la révolution. Il fallait tout simplement faire une soustraction, pensait-il, oui, soustraire le présent du passé et raconter la différence de bonheur, de liberté, d'insouciance que contenait ce passé. Cette arithmétique paraissait si aisée, mais chaque fois qu'il essayait de revivre ce vieux temps, la différence s'estompait. Car, avant la révolution, il y avait eu aussi une guerre, celle de 1914 (et les bolcheviques n'y étaient pour rien), et les wagons remplis de blessés, et lui tout jeune encore, sur un champ couvert de cadavres, lui qui pleurait de douleur, ne parvenant pas à retirer sa jambe écrasée sous son cheval tué. Et à Dolchanka, bien avant l'arrivée des bolcheviques, les jours avaient la longueur rude des labours, la dureté des gros troncs sous la scie, le goût du pain chèrement gagné. Du bonheur d'autrefois restaient seuls ces quelques levers de soleil, cette source froide au creux d'une combe par une journée de moisson dans la fournaise de l'été, cette route sous la dernière tempête de neige. Comme à présent. Comme de tout temps…

Ne sachant pas bien s'il fallait se réjouir ou se désoler de la rareté de ce bonheur pourtant constant, Nicolaï se souvenait de la nuit déjà si lointaine, au bord d'une rivière, du sommeil d'Anna près du feu, de la joie unique qui remplissait cet instant. Dans quel temps pouvait-il placer cette nuit? La guerre, la fuite, ce pays au nom et aux frontières provisoires, lui-même, ennemi des Blancs comme des Rouges, cette femme dont il ne connaissait ni le prénom, ni la vie. Elle, à peine sortie de la mort, la nuit semant dans la rivière ses étoiles, le feu, le silence. Tout son bonheur ne tenait qu'à cela.

Il essaya, un jour, d'expliquer cette vie d'avant à son fils. Et crut même trouver les mots qu'il fallait. Il parla du tsar, du vieux comte Dolchanski de la révolution… C'était une journée d'octobre tiède et calme. Les champs étaient déjà vides, la berge sur laquelle ils étaient assis, tapissée de longues herbes jaunies. C'est en voyant dans le ciel ce vol d'oies sauvages que Nikolaï se rendit compte que depuis quelques minutes déjà, l'adolescent n'écoutait plus. Les oiseaux se reflétaient dans le flux lisse de la rivière et Pavel suivait leur reflet qui semblait remonter le courant au milieu des longues feuilles de saule et de quelques barques échouées. Nikolaï se tut et, en regardant dans la même direction que l'enfant, sourit: le glissement clair des ailes sur l'eau était plus beau que le vol lui-même.

Après le fameux printemps des aiguilles confisquées, il y eut deux années de famine, une centaine de morts à Dolchanka, plusieurs arrestations. Le dégoût que Nikolaï avait éprouvé, un jour, devant la machine télégraphique devint si quotidien qu'il ne le remarquait plus. Tout le monde savait que la famine avait été organisée. Mais pour ne pas perdre la raison, pour survivre au milieu de cette folie, il fallait ne pas y penser, il fallait s'attacher à la rectitude et à la bonne profondeur du sillon…

Et puis, même durant ces années-là, il leur arrivait de s'éveiller au milieu d'une belle journée d'octobre avec un vol d'oiseaux au-dessus de la rivière. Ou encore dans ce jour de grands froids: en rentrant, Nikolaï vit Anna près de la fenêtre, une main sur le berceau de leur deuxième enfant, et l'autre tenant un livre. Il s'approcha, s'assit à côté d'elle, tout engourdi de vent glacé, jeta un coup d'œil sur les pages. C'était un livre étranger, Anna ne faisait que regarder les images, des hommes et des femmes dans leurs habits amples à la mode ancienne, des villes inconnues. On trouvait encore dans les maisons du village ces volumes éparpillés de la bibliothèque du comte Dolchanski et, faute de pouvoir les lire, on s'en servait pour attiser le feu ou rouler une cigarette. «Ça, même si tu me demandais, je ne pourrais pas te l'apprendre!» dit-il en riant, le doigt glissant sur les caractères énigmatiques. Anna sourit, mais d'un air un peu lointain comme si elle était en train de chercher un mot oublié… Il y avait un calme infini dans leur isba à cet instant-là. L'enfant dormait, le feu sifflotait doucement dans le poêle, la fenêtre toute recouverte de glace flambait des mille granules écarlates d'un soleil bas. Cette clarté, ce silence étaient suffisants pour vivre. Tout le reste était un mauvais songe. Discours, voix haineuses parlant du bonheur, peur de ne pas être assez dur, de ne pas se montrer assez heureux, assez haineux envers les ennemis, peur, peur, peur… Tandis que la vie n'avait besoin que de ces minutes du couchant d'hiver, dans une pièce protégée par le silence de cette femme penchée au-dessus de l'enfant endormie.

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