Il soulevait des branches mortes, à tâtons, puis se retournait pour voir le feu. Parfois, un éclat écarlate scintillait dans l'obscurité. C'était Renard qui dressait la tête et le cherchait de son œil aux reflets de flammes. Le silence était tel que Nikolaï entendait, de loin, la respiration du cheval, des petits soupirs tantôt amers, tantôt soulagés. Et quand il revenait vers le feu, il avait l'étrange sentiment de rentrer chez lui.
Au matin, ils traversèrent l'endroit où la route défoncée était comblée de fascines, remontèrent une vallée encore blanche de brouillard et trouvèrent enfin le croisement des chemins qu'il avait cherché en vain, la veille. À plusieurs reprises, Nikolaï essaya de parler avec la jeune femme qu'il avait installée sur le dos de Renard, décidant de marcher à pied. Elle ne répondait pas, souriait parfois, mais ce sourire ressemblait à la crispation d'un visage au bord des larmes. Enfin, vers midi, quand il fallut faire une halte pour manger, il s'emporta un peu, irrité par ce refus de parler: «Écoute, qu'est-ce que tu as à te taire comme ça? Ça y est, nous sommes loin, ils ne te feront plus de mal. Dis-moi au moins comment tu t'appelles!»
Le visage de la jeune femme se tordit dans une grimace, elle renversa légèrement la tête, et décolla les lèvres. Entre ses dents, à la place de la langue, Nikolaï vit une large balafre oblique.
Quand il reprit ses esprits, il pensa qu'elle avait été mutilée pour ne plus pouvoir dire ce qu'elle avait vu. Mais dire à qui? Tout le monde voyait la même chose en ces années de guerre. Et puis comment pouvait-on raconter ces têtes sur la clairière, ces yeux qui s'éteignaient les uns après les autres? Et sur les branches, au-dessus d'eux, les oiseaux qui construisaient leurs nids.
Dolchanka, à moitié dépeuplée durant la guerre, ne remarqua pas son retour. Le village avait été balayé par tant de vagues d'hommes armés, Rouges, Blancs, anarchistes, simples bandits et de nouveau Rouges, par tant de pillages, d'incendies et de morts, que les habitants ne s'étonnaient plus de rien. «Dis, soldat, lui demanda seulement une vieille quand il passait dans la rue, c'est vrai que les bolcheviques ont interdit la mort?» Nikolaï opina.
Il eut le temps, en quelques semaines, encore avant la naissance de l'enfant, d'apprendre à la jeune femme à lire et à écrire. C'était peut-être la plus grande fierté de sa vie: il ne se vantait jamais de l'avoir retirée de la tombe, mais aimait beaucoup raconter ces leçons qu'il lui dispensait, le soir, après la rude fatigue du labour. C'est grâce à son enseignement qu'elle put lui faire connaître son prénom, en l'écrivant avec des caractères d'imprimerie: Anna. Et choisir le nom de l'enfant: Pavel. Et signer les papiers au moment du mariage. Une amie de jeunesse d'Anna, qui venait parfois les voir à Dolchanka, s'habitua vite à ces mots, pensées, questions ou réponses, tracés sur une feuille ou dans la poussière d'une route. L'amie parlait avec un léger accent. Celui du Sud, crut distinguer Nikolaï. Il se disait que sa femme devait avoir la même voix chantante que cette Sacha.
Pour sa part, il n'avait même pas besoin de ces lettres anguleuses pour la comprendre. La terre travaillée, le silence de leur maison, la vie des bêtes, tout se passait de mots. Avec Anna ils se regardaient longuement, se souriaient et, dans la journée, se remarquant de loin l'un l'autre, se saluaient, sans voir l'expression du visage mais devinant le moindre des traits.
Le monde qui les entourait devenait de plus en plus bavard. On parlait du travail au lieu de travailler. On décrétait le bonheur du peuple et laissait mourir de faim une vieille dans son isba au toit affaissé. Mais surtout celui qui parlait des travailleurs, ce jeune moujik petit et teigneux qu'on appelait Carassin à cause de ses cheveux roux, n'avait pas creusé, de sa vie, un seul sillon. Et celui qui promettait le bonheur, comme cet homme sans âge, sans visage, sans regard, eût-on dit, tant ses yeux étaient pâles et fuyants, ce moine défroqué qui se faisait appeler camarade Krasny, ce combattant du bonheur ne souriait jamais, employait le mot tuer dans chaque phrase et se montrait particulièrement impitoyable envers tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l'Église. Nikolaï préférait à ces deux-là, en fin de compte, l'ancien matelot Batoum envoyé par le soviet de la ville et qui, au moins, ne cachait pas sa vraie nature: il buvait en détroussant les bouilleurs de cru, vivait ouvertement avec deux maîtresses et quand les paysans s'en prenaient à lui en entonnant: «Mais, tu n'as pas le droit…», il couvrait leurs doléances de son graillement hilare: «Voilà mon droit!» et, riant aux éclats, il tapotait l'énorme gaine du mauser sur sa cuisse… Il y en avait encore bien d'autres. Ils se donnaient tous le nom d'activistes. Et ils parlaient sans relâche et obligeaient tout le monde à les écouter et ne laissaient personne dire un mot. Nikolaï essaya une fois, en contestant le discours du «camarade Krasny». Carassin explosa, les yeux révulsés de colère: «On va te raccourcir la langue, comme à ta bonne femme!» Nikolaï se jeta vers lui, mais se heurta au canon pointé du mauser. Batoum était ivre. Donc il pouvait tirer sans même sentir la détente sous son doigt. Nikolaï quitta la maison du soviet. C'était l'ancienne demeure du comte Dolchanski.
Parfois, au milieu des lents et pesants cahots du labour, Nikolaï se disait que tout ce nouvel ordre des choses n'était qu'un obscurcissement passager des esprits, pareil aux grimaces d'un ivrogne, oui, une sorte de gueule de bois qui, un jour, prendrait fin d'elle-même. Que pouvaient-ils changer d'essentiel, tous ces bavards en vestes de cuir? Ce Krasny dont l'exploit principal était de mobiliser les activistes pour arracher les coupoles des églises dans les environs de Dolchanka. Ou bien Batoum qui, quand il n'avait pas une bouteille dans la main, ne connaissait que deux gestes: déboutonner son pantalon ou dégainer son mauser… Nikolaï secouait la tête, souriait, appuyait fortement sur les poignées de la charrue. Non, ils ne pouvaient rien contre la course de ce soc poli par la terre, contre cette terre ouverte en attente de la semence, contre ce vent d'une fraîcheur encore neigeuse mais qui se mêlait déjà au souffle tiède des labours.
À d'autres moments, en parlant avec les villageois qui osaient de moins en moins parler ou en constatant la création d'un nouveau comité (comité des pauvres, comité des sans-Dieu, comité des sans-cheval, chaque jour, lui semblait-il, les activistes inventaient une nouveauté), Nikolaï ne sentait plus cette confiance en la solidité des choses. Il s'arrêtait au bout du champ pour laisser respirer Renard, parcourait des yeux cette plaine qui montait légèrement vers les maisons de Dolchanka, imaginait tous ces gens qui, quelques années auparavant, durant la guerre, traversaient ces lieux, en tuant, en mourant, en brûlant les maisons, en violant les femmes, en torturant les hommes, en les enterrant vivants dans ces champs redevenus sauvages. Il se disait alors que cette semence-là arrosée par tant de sang ne pouvait pas rester sans porter de fruits. Et que le travail bruyant des activistes avait peut-être une force cachée dont il ne parvenait pour l'instant à deviner le sens.
Cette force se manifesta en ce printemps de 1928, dans le même champ, au milieu de la tiédeur matinale des mêmes labours. Sans interrompre sa lente avancée derrière le cheval, Nikolaï surveillait du coin de l'œil ces quatre silhouettes venant du village: Carassin, Krasny, gatoum et, vêtu d'un long manteau de cuir, un inconnu, sans doute un inspecteur diligenté pour vérifier la mise en marche de la collectivisation. Un groupe d'activistes, hommes et femmes, les suivait à quelques pas de distance. Nikolaï savait pourquoi ils venaient. Depuis plusieurs mois, on ne parlait que de cela à Dolchanka. Les affiches collées à la porte du soviet l'annonçaient clairement: l'organisation d'un kolkhoze. Le seul point obscur dans les déclarations de Krasny concernait les aiguilles à coudre. Les paysans n'avaient pas bien compris s'il fallait les rendre aussi au kolkhoze, comme le bétail et les outils. Certains, de peur d'être suspectés de s'opposer à la politique du Parti, avaient apporté au soviet même leur vaisselle. D'autres attendaient, en espérant que cet accès de folie allait se calmer. Nikolaï était de leur nombre.
Il termina le sillon et en arrivant au chaintre, retint le cheval et s'arrêta. En suivant l'avancée des activistes à travers le champ, il éprouvait cet étouffement de colère qui lui rappelait une journée lointaine: des otages éplorés rassemblés dans une cour et ce fin serpent de papier qui sinue en sortant de l'appareil télégraphique et annonce la mort. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, se débattant dans des réflexions sans issue. «Fuir en emmenant la famille? Brûler la maison, pour ne rien laisser à ces parasites? Mais fuir où? Dans les villages voisins c'est pire encore, on emprisonne les gens qui possèdent deux chevaux. Dans la forêt? Mais comment y vivre avec un enfant de huit ans et par ces nuits encore froides?» En imaginant cette fuite il voyait le pays tout entier peuplé d'activistes, embrouillé dans des écheveaux de bandes télégraphiques…
Ils s'approchaient. Nikolaï s'inclina, enleva une barbe d'herbe sèche qui s'était enroulée autour du soc et, de l'autre main, vérifia sa cachette: dans l'ornière arrondie du chaintre, ses doigts frôlèrent la poignée d'une hache. Il se sentait à présent libéré. Plus de pensées, plus d'hésitation. Ils allaient l'entourer, il se pencherait comme pour changer l'angle du soc, saisirait la hache, l'abattrait sur Batoum, puis sur l'inspecteur. Carassin, le plus pleutre, essaierait de se sauver. Krasny, incapable d'agir, se mettrait à hurler… Il lui semblait que sa tête était enveloppée dans du verre glacé et liquide. Avec une précision hallucinante il voyait le luisant d'une couche de terre retournée, ce scarabée noir qui courait, grimpait sur sa botte… Dans une brève levée du vent, il entendit les paroles, encore indistinctes, des gens qui venaient vers lui.
Il les regarda, puis porta la vue plus haut, vers la montée de la plaine où apparaissaient les premières isbas de Dolchanka. Et vit, comme il lui arrivait parfois de voir durant le labour, la silhouette d'Anna. Elle se tenait là, immobile, les deux seaux posés à ses pieds. À une telle distance, il ne parvenait pas à distinguer l'expression de ses yeux et il savait qu'elle ne pouvait que garder le silence. Mais plus que la voix, plus que le frémissement deviné des paupières, c'était l'air même de cette matinée qui l'écarta soudain de la minute vécue. L'air était gris, léger. Le vent portait l'aigreur humide des branches à peine touchées par la verdure et l'essoufflement des derniers amas de neige cachés dans les bois… Nikolaï sentait que cette femme là-bas, sa femme, Anna, et lui, à l'autre bout de la plaine, étaient unis par cet air, par sa lumière pâle qui marquait une journée de printemps, l'un des printemps de leur vie…