Pour chasser ce souvenir qui revenait sans cesse, Nikolaï passa la main gauche derrière son dos, tâta l'anse des deux seaux neufs accrochés à la selle. C'était, avec quelques paires de chemises et de pantalons en gros coton, son seul trophée. Il secoua doucement les seaux, le zinc avait un cliquètement rassurant, domestique. C'était son rêve de ramener de la guerre deux seaux, chose si utile et qu'il ne se lassait pas d'imaginer portée, sur une palanche, par une jeune femme, sa future femme. Dans son barda qu'il avait abandonné en désertant, il y en avait déjà un. En se couchant au milieu des soldats qui déambulaient dans l'obscurité et des chevaux qui passaient entre les corps endormis, il mettait sa tête dans ce seau pour se protéger d'un coup de sabot, ce qui arrivait de temps en temps dans ces caravanes nocturnes. Et aussi pour ne pas se le faire voler. Le laisser était son regret le plus vif au moment de la fuite. Mais, un de perdu… En traversant un village brûlé, il avait trouvé ces deux seaux neufs jetés près d'un puits au fond duquel il avait cru reconnaître son reflet dans le visage enflé du noyé. Et c'est en quittant ce lieu mort qu'il avait aperçu une pouliche attachée à un arbre. Elle tenait à peine sur ses jambes, l'herbe autour du tronc était mangée jusqu'à la terre et l'arbre, aussi haut qu'elle pouvait l'atteindre, n'avait plus d'écorce. Elle devait être là depuis plusieurs jours…
Ils allaient bientôt quitter la forêt. On devinait déjà la plaine dans le dernier rougeoiement du couchant à travers la claire-voie des branches. Soudain, Renard répéta son manège: la tête inclinée, l'œil cherchant le regard du cavalier. Nikolaï le houspilla, menaça de le vendre à la foire. Le cheval avança, mais comme à contrecœur. La montée sablonneuse qui devait déboucher sur le croisement des routes tardait à apparaître. Au contraire, aux derniers arbres de la forêt, la route plongea, les sabots firent entendre un clapotement de ventouses. Un peu plus loin, de vieilles fascines craquèrent sous les pas. On sentait l'humidité d'une rivière toute proche. Il fallait remonter vers la forêt et préparer la nuit. Nikolaï s'engagea au milieu des arbres en distinguant une longue clairière derrière les buissons dont la toute jeune verdure paraissait bleue dans la transparence trompeuse du crépuscule…
Il sentit le danger avant même que Renard ne s'arrêtât. Un rapide frisson parcourut la peau du cheval. Renard stoppa, puis se mit à reculer dans un dansotement nerveux, repoussant la pouliche ensommeillée. «Les loups…», pensa Nikolaï et il attrapa la crosse du fusil derrière son dos. Le cheval continuait à piétiner et soufflait par saccades comme pour chasser les mouches. L'ombre au milieu des arbres était déjà trop épaisse, l'œil ne démêlait plus les contours. Et la lune très basse brouillait la vue par son miroitement laiteux. Les troncs étaient doublés de reflets blafards. Encore invisible, quelqu'un ou quelque chose guettait…
Renard fit un écart rapide, en tirant derrière lui la pouliche. Une tache noire, une loque de fourrure hérissée, jaillit presque à leurs pieds et disparut dans la broussaille. C'est en suivant la fuite de cette bête que Nikolaï baissa les yeux et les vit. A l'angle de la clairière, dans la lueur trouble d'avant la nuit, ces têtes qui sortaient de la terre et, plus près des buissons, le désordre de quelques corps étendus.
Dans un premier élan, Nikolaï tourna bride, prêt à repartir et presque rasséréné par sa découverte, moins dangereuse qu'une rencontre avec des vivants. Mais, une seconde après, il pensa qu'il serait intelligent d'examiner le mode d'exécution et de voir, ainsi, qui il risquait de croiser sur la route, le lendemain matin. Il sauta à terre, laissa Renard qui frissonnait encore, s'approcha à pied.
Ordonner aux captifs de creuser leur propre tombe et les enterrer vivants n'était pas rare durant cette guerre, il le savait. Ce qui le rendait perplexe c'était plutôt l'anarchie avec laquelle avaient agi les tueurs dans cette clairière. Certains des enterrés avaient le visage lacéré par un coup de sabre, l'un d'eux était décapité comme si son supplice ne suffisait pas. Nikolaï se dit alors que les enterrés s'étaient certainement mis à maudire leurs ennemis qui s'apprêtaient à partir et avaient ainsi provoqué ce massacre. D'ailleurs, ils avaient hurlé pour être tués, pour ne pas voir, le soir venu, les prudentes manœuvres des loups autour de leurs têtes sans défense. Nikolaï imagina ces cris, le retour des soldats, le coup de grâce, le silence. Il y avait aussi des hommes abattus par balles, dans la hâte sans doute ou dans un geste de paresse…
Nikolaï revint vers Renard, lui tapota la joue et se dit qu'ils avaient été tous deux plus effrayés par les sauts du petit carnassier noir qui rongeait les cadavres que par ces têtes sortant de la terre. Au moment de monter, il entendit la pouliche gémir doucement. Il se souvint que Renard, en reculant, l'avait bousculée et avait peut-être trop serré le nœud du licou. Il redescendit, relâcha la corde, ébouriffa la crinière de la jeune bête… Soudain le gémissement se répéta, mais il venait de la clairière.
«De toute façon, il crèvera», pensa Nikolaï en mettant le pied à l'étrier. Ce n'était plus un gémissement, mais une longue expiration de douleur qui chuinta dans l'obscurité. Nikolaï hésita. Il imagina la nuit sur la clairière, cet homme enterré qui verrait s'approcher les loups ou sentirait les morsures d'un rongeur. Il empoigna le fusil et alla vers les morts.
Parmi les blessés qu'on achevait à la guerre, il en connaissait de deux sortes: les premiers savaient leur blessure mortelle et, du regard, remerciaient le tueur, les seconds, bien plus nombreux, s'accrochaient à une demi-journée de souffrances qui leur restait à vivre… Il arpenta la clairière de nouveau muette. Certaines têtes se penchaient vers la terre, d'autres, figées, semblaient s'être tues à son approche. L'une d'elles souriait dans un large rictus de douleur. « C'est lui donc », pensa Nikolaï et il baissa le canon du fusil vers la nuque de l'homme. Il n'eut pas le temps d'appuyer sur la détente. De l'autre côté de la clairière, la plainte reprit, plus distincte et, on eût dit, consciente qu'il était là à examiner les tués.
Il le découvrit un peu à l'écart des autres. Un tout jeune soldat dont la tête rasée se dressait sur un tertre noir. Nikolaï s'inclina, toucha le cou de l'enterré, ne trouva aucune blessure. Le soldat ouvrit les yeux et gémit longuement sur un ton rythmé comme pour prouver qu'il s'agissait d'un être humain. Nikolaï alla vers Renard («Je pars maintenant! Qu'ils aillent tous au diable!» souffla en lui une voix), hésita, tira une gourde, revint vers la tête. Le soldat but, s'étrangla, toussa avec une sonorité déjà presque vivante. Nikolaï se mit à creuser, d'abord avec les mains pour dégager le cou puis, en arrivant aux épaules, avec la lame d'une hache. Il libéra le dos, trouva, comme il l'attendait, les bras ramenés en arrière et noués avec un fil de fer. En descendant plus bas, il constata avec satisfaction que le soldat avait été enterré non pas debout, mais à genoux, pour gagner du temps sans doute.
Il fallait maintenant l'extraire. Nikolaï se mit derrière le corps toujours inerte, trouva un bon appui pour ses pieds, attrapa le soldat sous les bras. Et le relâcha aussitôt. En empoignant l'enterré, ses doigts venaient de presser des seins féminins…
Il saisit l'une des mains libérées, la regarda en la tournant vers la lune. La main était glacée, meurtrie, noire de terre. Mais c'était bien une main de femme, il ne pouvait se tromper.
Avec un homme, tout eût été plus facile. Il l'aurait basculé sur le dos, puis l'aurait tiré de son trou. Mais avec elle… En bafouillant des jurons qu'il n'entendait même pas, Nikolaï creusa en avant du corps. Ses doigts touchaient les lambeaux d'une grosse laine et la peau nue qui apparaissait dans les déchirures. Plus au fond, la terre était tiède, réchauffée par la vie qui se répandait avant de s'éteindre.
La femme ne disait rien, ses yeux mi-clos semblaient ne pas voir l'homme qui la déterrait. Nikolaï, couché devant elle, écartait la terre par larges brassées, tel un nageur. C'est en arrivant à mi-corps, en dégageant le ventre, que d'un coup il se redressa sur les genoux et secoua la tête comme pour se débarrasser d'une vision. Puis se pencha, et déjà avec une autorité d'adulte tâta ce torse maculé de terre, ce ventre rond, lourd d'une vie.
Elle resta immobile, recroquevillée près du grand feu qu'il avait allumé dans un renfoncement de la berge escarpée. Deux seaux remplis d'eau chauffaient suspendus au-dessus des flammes. Nikolaï travaillait comme il l'eût fait à la construction d'une maison ou à la forge. Des gestes précis, sûrs. Les pensées qui s'entrechoquaient dans sa tête n'avaient aucun lien avec ce qu'il faisait. «Qu'est-ce que tu vas faire d'elle? Et si elle meurt demain matin? Et l'enfant?» Il se disait aussi que d'habitude, dans ces tueries, on ouvrait le ventre des femmes enceintes et on piétinait l'enfant. Et que les tueurs dans la clairière étaient probablement ivres ou trop pressés. Et qu'on avait déjà tué tant de monde durant cette guerre qu'on devenait paresseux… Il ne s'écoutait pas. Ses mains cassaient du bois, tiraient du feu des tisons, les étalaient sur l'argile de la rive. Quand le sol fut suffisamment chaud, il piétina la braise, la recouvrit de jeunes branches, une brassée puis une autre, allongea sur cette couche chaude le corps absent de la femme. L'eau dans les seaux était déjà brûlante. Il la coupa avec l'eau de la rivière. Puis déshabilla la femme, jeta ses haillons dans le feu et se mit à arroser ce corps taché de fange et de sang. Il l'enduisit doucement avec des cendres encore tièdes, le retourna, le lava, puisa de l'eau dans le courant, la remit à chauffer. À chaque nouveau jet, l'odeur âcre de la souillure et de la terre se dissipait un peu plus, emportée par une coulée noirâtre qui se perdait dans la rivière. C'était la senteur du jeune feuillage trempé dans l'eau chaude qui se dégageait maintenant de ce corps féminin. En reprenant vie, la femme pour la première fois leva le visage et posa sur Nikolaï un regard qui enfin comprenait. Elle était assise, les bras serrés sur la poitrine, au milieu d'un petit lac qui fumait dans la nuit. Il voulut la questionner mais se ravisa, tira de son sac une chemise neuve et se mit à frotter ce corps qui se laissait faire comme un corps d'enfant… Il la vêtit de deux autres chemises, l'aida à enfiler le pantalon, la coucha près du feu, enroulée dans son long manteau de cavalier… Durant la nuit, il s'endormait pour quelques minutes, puis se levait pour raviver le feu. En s'éloignant à la recherche de bois, il se retournait, voyait leur feu et, tracé par la danse des flammes, un cercle mouvant de lumière entouré d'obscurité. Et ce corps endormi, un être incroyablement étranger, inconnu, et qui lui paraissait, il ne savait pas dire pourquoi, très proche.