Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Et, comme le jeune marquis de Plérin remerciait Edgar, lui serrait la main à la dérobée, celui-ci ajouta confidentiellement:

– Prenez Baladeur à 7/1… C’est le gagnant, monsieur le marquis…

J’avais fini – c’est rigolo, vraiment, quand j’y pense – par me sentir flattée, moi aussi, d’une telle relation pour William… Pour moi aussi, Edgar, c’était alors quelque chose d’admirable et d’inaccessible, comme l’Empereur d’Allemagne… Victor Hugo… Paul Bourget… est-ce que je sais?… C’est pourquoi je crois bien faire en fixant, d’après tout ce que me raconta William, cette physionomie plus qu’illustre: historique.

Edgar est né à Londres, dans l’effroi d’un bouge, entre deux hoquets de whisky. Tout gamin, il a vagabondé, mendié, volé, connu la prison. Plus tard, comme il avait les difformités physiques requises et les plus crapuleux instincts, on l’a racolé pour en faire un groom… D’antichambre en écurie, frotté à toutes les roublardises, à toutes les rapacités, à tous les vices des domesticités de grande maison, il est passé lad , au haras d’Eaton. Et il s’est pavané avec la toque écossaise, le gilet à rayures jaunes et noires, et la culotte claire, bouffante aux cuisses, collante aux mollets, et qui fait aux genoux des plis en forme de vis. À peine adulte, il ressemble à un vieux petit homme, grêle de membres, la face plissée, rouge aux pommettes, jaune aux tempes, la bouche usée et grimaçante, les cheveux rares, ramenés au-dessus de l’oreille, en volute graisseuse. Dans une société qui se pâme aux odeurs du crottin, Edgar est déjà quelqu’un de moins anonyme qu’un ouvrier ou un paysan; presque un gentleman.

À Eaton, il apprend à fond son métier. Il sait comment il faut panser un cheval de luxe, comment il faut le soigner, quand il est malade, quelles toilettes minutieuses et compliquées, différentes selon la couleur de la robe, lui conviennent; il sait le secret des lavages intimes, les polissages raffinés, les pédicurages savants, les maquillages ingénieux, par quoi valent et s’embellissent les bêtes de course, comme les bêtes d’amour… Dans les bars, il connaît des jockeys considérables, de célèbres entraîneurs et des baronnets ventrus, des ducs filous et voyous qui sont la crème de ce fumier et la fleur de ce crottin… Edgar eût souhaité devenir jockey, car il suppute déjà tout ce qu’il y a de tours à jouer et d’affaires à faire. Mais il a grandi. Si ses jambes sont restées maigres et arquées, son estomac s’est développé et son ventre bedonne… Il a trop de poids. Ne pouvant endosser la casaque du jockey, il se décide à revêtir la livrée du cocher…

Aujourd’hui, Edgar a quarante-trois ans. Il est des cinq ou six piqueurs anglais, italiens et français dont on parle dans le monde élégant avec émerveillement… Son nom triomphe dans les journaux de sport, même dans les échos des gazettes mondaines et littéraires. Le baron de Borgsheim, son maître actuel, est fier de lui, plus fier de lui que d’une opération financière qui aurait coûté la ruine de cent mille concierges. Il dit: «Mon piqueur!», en se rengorgeant sur un ton de supériorité définitive, comme un collectionneur de tableaux, dirait: «Mes Rubens!» Et, de fait, il a raison d’être fier, l’heureux baron, car, depuis qu’il possède Edgar, il a beaucoup gagné en illustration et en respectabilité… Edgar lui a valu l’entrée de salons intransigeants, longtemps convoités… Par Edgar, il a enfin vaincu toutes les résistances mondaines contre sa race… Au club, il est question de la fameuse «victoire du baron sur l’Angleterre». Les Anglais nous ont pris l’Égypte… mais le baron a pris Edgar aux Anglais… et cela rétablit l’équilibre… Il eût conquis les Indes qu’il n’eût pas été davantage acclamé… Cette admiration ne va pas, cependant, sans une forte jalousie. On voudrait lui ravir Edgar, et ce sont, autour de ce dernier, des intrigues, des machinations corruptrices, des flirts, comme autour d’une belle femme. Quant aux journaux, en leur enthousiasme respectueux, ils en sont arrivés à ne plus savoir exactement lequel, d’Edgar ou du baron, est l’admirable piqueur ou l’admirable financier… Tous les deux, ils les confondent dans les mutuelles gloires d’une même apothéose.

Pour peu que vous ayez été curieux de traverser les foules aristocratiques, vous avez certainement rencontré Edgar, qui en est une des ordinaires et plus précieuses parures. C’est un homme de taille moyenne, très laid, d’une laideur comique d’Anglais, et dont le nez démesurément long a des courbes doublement royales et qui oscillent entre la courbe sémitique et la courbe bourbonnienne… Les lèvres, très courtes et retroussées, montrent, entre les dents gâtées, des trous noirs. Son teint s’est éclairci dans la gamme des jaunes, relevé aux pommettes de quelques hachures de laque vive. Sans être obèse, comme les majestueux cochers de l’ancien jeu, il est maintenant doué d’un embonpoint confortable et régulier, qui rembourre de graisse les exostoses canailles de son ossature. Et il marche, le buste légèrement penché en avant, l’échine sautillante, les coudes écartés à l’angle réglementaire. Dédaigneux de suivre la mode, jaloux plutôt de l’imposer, il est vêtu richement et fantaisistement. Il a des redingotes bleues, à revers de moire, ultra-collantes, trop neuves; des pantalons de coupe anglaise, trop clairs; des cravates trop blanches, des bijoux trop gros, des mouchoirs trop parfumés, des bottines trop vernies, des chapeaux trop luisants… Combien longtemps les jeunes gommeux envièrent-ils à Edgar l’insolite et fulgurant éclat de ses couvre-chefs!

À huit heures, le matin, en petit chapeau rond, en pardessus mastic aussi court qu’un veston, une énorme rose jaune à sa boutonnière, Edgar descend de son automobile, devant l’hôtel du baron. Le pansage vient de finir. Après avoir jeté sur la cour un regard de mauvaise humeur, il entre dans l’écurie et commence son inspection, suivi des palefreniers, inquiets et respectueux… Rien n’échappe à son œil soupçonneux et oblique: un seau pas à sa place, une tache aux chaînes d’acier, une éraillure sur les argents et les cuivres… Et il grogne, s’emporte, menace, la voix pituitaire, les bronches encore graillonnantes du champagne mal cuvé de la veille. Il pénètre dans chaque box, et passe sa main, gantée de gants blancs, à travers la crinière des chevaux, sur l’encolure, le ventre, les jambes. À la moindre trace de salissure sur les gants, il bourre les palefreniers; c’est un flot de mots orduriers, de jurons outrageants, une tempête de gestes furibonds. Ensuite, il examine minutieusement le sabot des chevaux, flaire l’avoine dans le marbre des mangeoires, éprouve la litière, étudie longuement la forme, la couleur et la densité du crottin, qu’il ne trouve jamais à son goût.

– Est-ce du crottin, ça, nom de Dieu?… Du crottin de cheval de fiacre, oui… Que j’en revoie demain de semblable, et je vous le ferai avaler, bougres de saligauds!…

Parfois, le baron, heureux de causer avec son piqueur, apparaît. À peine si Edgar s’aperçoit de la présence de son maître. Aux interrogations, d’ailleurs timides, il répond par des mots brefs, hargneux. Jamais il ne dit: «Monsieur le baron». C’est le baron, au contraire, qui serait tenté de dire: «Monsieur le cocher!» Dans la crainte d’irriter Edgar, il ne reste pas longtemps, et se retire discrètement.

La revue des écuries, des remises, des selleries terminée, ses ordres donnés sur un ton de commandement militaire, Edgar remonte en son automobile et file rapidement vers les Champs-Élysées où il fait d’abord une courte station, en un petit bar, parmi des gens de courses, des tipsters au museau de fouine, qui lui coulent dans l’oreille des mots mystérieux et lui montrent des dépêches confidentielles. Le reste de la matinée est consacré en visites chez les fournisseurs, pour les commandes à renouveler, les commissions à toucher, et chez les marchands de chevaux où s’engagent des colloques dans le genre de celui-ci:

– Eh bien, master Edgar?

– Eh bien, master Poolny?

– J’ai acheteur pour l’attelage bai du baron.

– Il n’est pas à vendre…

– Cinquante livres pour vous…

– Non.

– Cent livres, master Edgar.

– On verra, master Poolny…

– Ce n’est pas tout, master Edgar.

– Quoi encore, master Poolny?

– J’ai deux magnifiques alezans, pour le baron…

– Nous n’en avons pas besoin.

– Cinquante livres pour vous.

– Non.

– Cent livres, master Edgar.

– On verra, master Poolny!

Huit jours après, Edgar a détraqué comme il convient, ni trop, ni trop peu, l’attelage bai du baron, puis ayant démontré à celui-ci qu’il est urgent de s’en débarrasser, vend l’attelage bai à Poolny lequel vend à Edgar les deux magnifiques alezans. Poolny en sera quitte pour mettre, pendant trois mois, à l’herbage, l’attelage bai qu’il revendra, peut-être, deux ans après, au baron.

À midi, le service d’Edgar est fini. Il rentre, pour déjeuner, dans son appartement de la rue Euler, car il n’habite pas chez le baron, et ne le conduit jamais. Rue Euler, c’est un rez-de-chaussée écrasé de peluches brodées, aux tons fracassants, orné sur les murs de lithographies anglaises: chasses, steeples, cracks célèbres, portraits variés du prince de Galles, dont un avec une dédicace. Et ce sont des cannes, des whips, des fouets de chasse, des étriers, des mors, des trompes de mail, arrangés en panoplie, au centre de laquelle, entre deux frontons dorés, se dresse le buste énorme de la reine Victoria, en terre cuite polychrome et loyaliste. Libre de soucis, étranglé dans ses redingotes bleues, le chef couvert de son phare irradiant, Edgar vaque, alors, toute la journée, à ses affaires et à ses plaisirs. Ses affaires sont nombreuses, car il commandite un caissier de cercle, un bookmaker, un photographe hippique, et il possède trois chevaux, à l’entraînement, près de Chantilly. Ses plaisirs, non plus, ne chôment pas, et les petites dames les plus célèbres connaissent le chemin de la rue Euler, où elles savent que, dans les moments de dèche, il y aura toujours, pour elles, un thé servi et cinq louis prêts.

72
{"b":"93276","o":1}