Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Dans la rue je restai un moment étourdie… Je cherchai des yeux les recruteuses d’amour… le dos rond, la toilette noire de Mme Rebecca Ranvet, Modes… Ah! si je l’avais vue, je serais allée à elle, je me serais livrée à elle… Aucune n’était là… Des gens passaient, affairés, indifférents, qui ne faisaient point attention à ma détresse… Alors, je m’arrêtai chez un mastroquet, où j’achetai une bouteille d’eau-de-vie, et, après avoir flâné, toujours hébétée, la tête lourde, je rentrai à mon hôtel…

Vers le soir, tard, j’entendis qu’on frappait à ma porte. Je m’étais allongée, sur le lit, à moitié nue, stupéfiée par la boisson.

– Qui est là? criai-je.

– C’est moi…

– Qui toi?

– Le garçon…

Je me levai, les seins hors la chemise, les cheveux défaits et tombant sur mon épaule, et j’ouvris la porte:

– Que veux-tu?…

Le garçon sourit… C’était un grand gaillard, à cheveux roux, que j’avais plusieurs fois rencontré dans les escaliers… et qui me regardait toujours, avec d’étranges regards.

– Que veux-tu? répétai-je…

Le garçon sourit encore, embarrassé, et, roulant entre ses gros doigts le bas de son tablier bleu, taché de plaques d’huile, il bégaya:

– Mam’zelle… je…

Il considérait d’un air de morne désir, mes seins, mon ventre presque nu, ma chemise que la courbe des hanches arrêtait…

– Allons, entre… espèce de brute… criai-je tout à coup.

Et, le poussant dans ma chambre, je refermai la porte, violemment, sur nous deux…

Oh! misère de moi… On nous retrouva, le lendemain, ivres et vautrés sur le lit… dans quel état, mon Dieu!…

Le garçon fut renvoyé… Je n’ai jamais su son nom!

Je ne voudrais pas quitter le bureau de placement de Mme Paulhat-Durand sans donner un souvenir à un pauvre diable que j’y rencontrai. C’était un jardinier veuf depuis quatre mois et qui venait chercher une place. Parmi tant de figures lamentables qui passèrent là, je n’en vis pas une aussi triste que la sienne et qui semblât plus accablée par la vie. Sa femme était morte d’une fausse couche – d’une fausse couche? – la veille du jour où, après deux mois de misère, ils devaient, enfin, entrer dans une propriété, elle comme basse-courière, lui comme jardinier. Soit malchance, soit lassitude et dégoût de vivre, il n’avait rien trouvé, depuis ce grand malheur; il n’avait même rien cherché… Et ce qui lui restait de petites économies avait vite fondu dans ce chômage. Quoiqu’il fût très défiant, j’étais parvenue à l’apprivoiser un peu… Je mets sous forme de récit impersonnel le drame si simple, si poignant qu’il me conta, un jour que, très émue par son infortune, je lui avais marqué plus d’intérêt et plus de pitié. Le voici.

Quand ils eurent visité les jardins, les terrasses, les serres et, à l’entrée du parc, la maison du jardinier, somptueusement vêtue de lierres, de bignones et de vignes vierges, ils revinrent l’âme en attente, l’âme en angoisse, lentement, sans se parler, vers la pelouse où la comtesse suivait, d’un regard d’amour, ses trois enfants qui, chevelures blondes, claires fanfreluches, chairs roses et heureuses, jouaient dans l’herbe, sous la surveillance de la gouvernante. À vingt pas, ils s’arrêtèrent respectueusement, l’homme la tête découverte, sa casquette à la main, la femme, timide sous son chapeau de paille noire, gênée dans son caraco de laine sombre, tortillant, pour se donner une contenance, la chaînette d’un petit sac de cuir. Très loin, le parc déroulait, entre d’épais massifs d’arbres, ses pelouses onduleuses.

– Voyons… approchez… dit la comtesse avec une encourageante bonté.

L’homme avait la figure brunie, la peau hâlée de soleil, de grosses mains noueuses, couleur de terre, le bout des doigts déformé et luisant par le frottement continu des outils. La femme était un peu pâle, d’une pâleur grise sous les taches de rousseur qui lui éclaboussaient le visage… un peu gauche aussi et très propre. Elle n’osait pas lever les yeux sur cette belle dame qui, tout à l’heure, allait l’examiner indiscrètement, l’accabler de questions torturantes, lui retourner l’âme et la chair, comme les autres… Et elle s’acharnait à regarder ce joli tableau des trois babies jouant dans l’herbe, avec des manières contenues et des grâces étudiées déjà…

Ils avancèrent, lentement, de quelques pas et tous les deux, d’un geste mécanique et simultané, ils se croisèrent les mains, sur le ventre.

– Eh bien?… demanda la comtesse… vous avez tout visité?

– Madame la comtesse est bien bonne… répondit l’homme… C’est très grand… c’est très beau… Oh! c’est une superbe propriété… Par exemple, il y a du travail…

– Et je suis très exigeante, je vous préviens, très juste… mais très exigeante. J’aime que tout soit tenu dans la perfection… Et des fleurs… des fleurs… des fleurs… toujours… partout… D’ailleurs, vous avez deux aides, l’été; un seul, l’hiver… C’est suffisant…

– Oh! répliqua l’homme… le travail ne me gêne pas. Tant plus il y en a, tant plus je suis content. J’aime mon métier… et je le connais… arbres… primeurs… mosaïques et tout… Pour ce qui est des fleurs… avec de bons bras… du goût, de l’eau… un bon paillis… et, sauf votre respect, madame la comtesse… beaucoup de fumier et d’engrais, on a ce qu’on veut…

Après une pause, il continua:

– Ma femme aussi est bien active… bien adroite… et elle a de l’administration… Elle n’a pas l’air fort, à la voir… mais elle est courageuse, jamais malade, et elle s’entend aux bêtes comme personne… Là, d’où nous venons, il y avait trois vaches… et deux cents poules… Ainsi!

La comtesse fit un signe de tête approbateur.

– Le logement vous plaît?

– Le logement aussi est très beau… C’est quasiment trop grand pour de petites gens comme nous… et nous n’avons pas assez de meubles pour le meubler… Mais on n’habite que ce qu’on habite, bien sûr… Et puis, c’est loin du château… Faut ça… Les maîtres n’aiment pas quand les jardiniers sont trop près… Et nous, on craint de gêner… De cette façon on est chacun chez soi… Ça vaut mieux pour tout le monde… Seulement…

L’homme hésita pris d’une timidité soudaine, devant ce qu’il avait à dire…

– Seulement… quoi?… interrogea la comtesse, après un silence qui augmenta la gêne de l’homme.

Celui-ci serra plus fort sa casquette, la tourna entre ses gros doigts, pesa davantage sur le sol, et, s’enhardissant:

– Eh bien, voilà! fit-il… Je voulais dire à madame la comtesse que les gages n’étaient pas assez forts pour la place. C’est trop court… Avec la meilleure volonté du monde, on ne pourra pas arriver… Madame la comtesse devrait donner un peu plus…

– Vous oubliez, mon ami, que vous êtes logé, chauffé, éclairé… que vous avez les légumes et les fruits… que je donne une douzaine d’œufs par semaine et un litre de lait par jour… C’est énorme…

– Ah! madame la comtesse donne le lait et les œufs?… Et elle éclaire?

Et, comme pour lui demander conseil, il regardait sa femme, tout en murmurant:

– Dame!… c’est quelque chose… On ne peut pas dire le contraire… ça n’est pas mauvais…

La femme balbutia:

– Pour sûr… ça aide un peu…

Puis, tremblante et embarrassée:

– Madame la comtesse donne aussi, sans doute, des étrennes au mois de janvier et à la Saint-Fiacre?

– Non, rien…

– C’est l’habitude, pourtant…

– Ça n’est pas la mienne…

À son tour, l’homme s’enquit:

– Et pour les belettes…, les fouines…, les putois?

– Rien, non plus… je vous laisse la peau!…

Cela fut dit d’un ton sec, net, après quoi il n’y avait plus à insister… Et, tout à coup:

– Ah! je vous préviens, une fois pour toutes, que je défends au jardinier de vendre ou de donner à quiconque des légumes. Je sais bien qu’il faut en faire trop pour en avoir assez… et que les trois quarts se perdent. Tant pis!… J’entends qu’on les laisse se perdre…

– Bien sûr… comme partout, quoi!…

– Ainsi, c’est entendu?… Depuis quand êtes-vous mariés?

– Depuis six ans… répondit la femme.

– Vous n’avez pas d’enfants?

– Nous avions une petite fille… Elle est morte!

– Ah! c’est bien… c’est très bien… approuva négligemment la comtesse… Mais vous êtes jeunes tous les deux… vous pouvez en avoir encore?

– On ne le souhaite guère, allez, madame la comtesse… Mais dame! on attrape ça plus facilement que cent écus de rente…

68
{"b":"93276","o":1}